Escaich, Bacri, Dvorak, Beethoven par le Quatuor Voce

C'est un fort beau programme que le Festival des Forêts nous proposait dimanche à Pierrefonds, avec la création du 10e quatuor à cordes de Nicolas Bacri, le quintette avec piano de Thierry Escaich, et deux pièces de Dvorak et Beethoven, le tout par le quatuor Voce.

En prélude à ce concert, nous avons pu participer à une causerie avec les deux compositeurs qui se connaissent de longue date. 

Thierry Escaich nous parle de sa Ronde pour piano et quatuor à cordes, écrite en 2000, inspirée par la pièce éponyme d'Arthur Schnitzler (et plus encore, par l'adaptation au cinéma de cette pièce par Max Ophuls). La forme musicale reprend la forme théâtrale de cette pièce: 2 personnes dialoguent, une troisième entre, la première s'en va, et ainsi de suite jusqu'au retour du premier personnage. Cet espèce de Carrousel musical pourrait être vu comme un Rondo, à cela près que les transitions entre les différents épisodes contrastés sont traitées à la manière d'un fondu enchaîné: un nouvel élément musical fait son apparition, superposé à d'autres, puis il devient prédominant. Thierry Escaich, qui a fait beaucoup de ciné-concerts en tant qu'improvisateur, parle de son goût pour le cinéma, et du caractère cinématographique de sa musique. Il ajoute cependant qu'elle ne pourrait sans doute pas être utilisée en tant que musique pour l'image, en raison de la densité des évènements musicaux qui réclament toute l'attention de l'auditeur.

Nicolas Bacri nous raconte la genèse de son 10e quatuor à cordes. Il a repris certains matériaux d'une pièce pour 4 clarinettes. Puis la mort de Pierre Boulez, compositeur qu'il a adoré détester, qu'il admire tout en ne partageant pas ses choix esthétiques, a imposé un deuxième thème de facture sérielle. Par contraste le 2e mouvement est assez romantique, un peu dans la lignée de Gerald Finzi. Le troisième mouvement tente l'impossible tâche de composer "ces deux extrêmes de mon langage", par le biais du contrepoint et le recours à la rigueur d'une forme sonate. Bacri nous explique que la forme est très importante pour lui, en prenant une comparaison avec les cathédrales. Si vous entrez dans une cathédrale, vous ressentirez une certaine émotion, même sans rien connaître à l'architecture, par la contemplation de la symétrie, de l'harmonie de l'édifice. Et si vous étudiez les secrets des maîtres bâtisseurs, l'émotion ne disparaît pas mais s'approfondit et s'élargit. Ces réflexions me font penser à la notion de "connaissance érotique" de l'oeuvre de Boris de Schloezer (mais ça c'est moi qui l'ajoute). Il dit aussi qu'être compositeur est très difficile aujourd'hui, qu'il faut se tenir "sur le fil" entre l'innovation (qui peut mener à l'absurde, à l'abîme du "contemporain" pur et dur), et la tradition (qui peut facilement nous cantonner au pastiche). Mais aussi qu'il y a beaucoup de compositeurs en activité aujourd'hui, et que paradoxalement leur musique est peu jouée en raison du conservatisme des musiciens et programmateurs de concerts. Il se définit comme un "optimiste tragique" qui a placé cette citation de Dimitri Chostakovitch en exergue de son site internet: "Je souhaite que mon art puisse vous aider à vivre plus facilement, à travailler plus joyeusement, à aimer plus profondément".

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(Admirez au passage, le château de Pierrefonds, faux moyenâgeux et vrai romantique construit par Violet le Duc)

Une fois installés dans l'église de Pierrefonds, nous écoutons pour commencer une pièce des Cyprès d'Antonín Dvořák. Ce sont en fait des mélodies de jeunesse, écrite à 24 ans par un jeune altiste amoureux (oui, Dvorak lui aussi jouait de l'alto ! C'est le point commun entre l'empereur du japon, lui et moi). Son amour n'ayant pas été payé de retour, il enterra ses textes pendant 20 ans avant de les sortir du tiroir, notamment pour les adapter au quatuor à cordes. Nous écoutons la première pièce, très douce, en ré bémol majeur, avec la mélodie confiée à l'alto. Le quatuor Voce nous régale d'un son très pur dans cette douce bluette mélancolique.

Puis Thierry Escaich s'installe au piano pour son quintette La Ronde, en un seul mouvement, dont nous venons de parler. Contrairement à beaucoup d'autres (Schumann, Franck, Fauré, Brahms), ce quintette n'est pas un mini-concerto pour piano avec accompagnement de quatuor à cordes. Le piano est traité comme un 5e instrument qui vient apporter de nouvelles couleurs à la texture (notamment dans l'extrême aigu ou le grave). Conséquence de cette écriture aussi bien que du délicat jeu de chambriste de Thierry Escaich, l'équilibre entre les quintettistes est parfait. C'est une belle pièce, magnifiquement harmonisée et orchestrée, avec des couleurs assez sombres et parfois un peu fantomatiques aux cordes (sourdine, harmonique, tenues longues), qui contrastent avec des passages rythmiques très énergiques. La boucle est bouclée lorsque les éléments thématiques entendus au début refont leur apparition.

Ensuite viennent les 3 mouvements du 10e Quatuor à cordes de Bacri, dont c'était la toute première audition publique. Des couleurs assez sombres, nous l'avons dit, mais quelle maîtrise dans le contrepoint, la conduite des lignes et la création de couleurs harmoniques à la fois familières et étranges ! Et cet hommage paradoxal à Pierre Boulez qui sonne bien en lui-même mais est surtout remarquable par son insertion en tant qu'élément contrastant dans la forme d'ensemble qui lui donne toute sa signification. Bien que ce quatuor ne soit pas particulièrement facile à jouer (on mesure bien la tension des Voce qui l'interprètent pour la première fois), il ne contient rien d'extravagant sur le plan instrumental, et ne fait appel qu'aux ressources les plus nobles des instruments à cordes. Ce dixième quatuor une belle réussite, une oeuvre de la pleine maturité qui ne cède en rien à la facilité (y compris à la facilité d'écriture que représente paradoxalement le recours à une virtuosité instrumentale excessive et sans nécessité). On attend avec impatience le onzième, qui est d'ores et déjà programmé en 2020, toujours avec l'excellent Quatuor Voce.

Après un entracte, c'est le 10e Quatuor de Beethoven (parfois surnommé "Les Harpes" en raison de l'abondant recours au pizzicati dans le 1er mouvement). Là encore, une oeuvre de la pleine maturité, où la maîtrise de Beethoven est éclatante, et presque écrasante. C'est un de mes favoris (en fait non, je les aime tous), car il déborde d'énergie et de vitalité. La musique de Beethoven est assurée, conquérante, autoritaire même, même dans le très délicat Adagio en la bémol (sous-dominante de la tonalité principale, cela a son importance dans la forme d'ensemble, en marquant une sorte de détente, de relâchement). Dans cette oeuvre comme dans les autres, les Voce font un travail admirable de précision, et c'est un véritable bonheur de les voir respirer ensemble ou échanger des coups d'oeil complices même au milieu des passages les plus virtuoses comme le trio du Scherzo, dont les cascades de triolets à toute blinde (et souvent doublés à l'octave par un 2e instrument) sont assez redoutables.

Après ces grands moments, c'est la traditionnelle photo de famille (Bacri à gauche, Escaich au centre) sous une pluie d'applaudissements plus que mérités: