Vous avez dit imposteurs ? (retour sur l'affaire Bogdanov)
Par Patrick Loiseleur le samedi 21 avril 2012, 18:09 - Général - Lien permanent
Par une amusante coïncidence, j'ai reçu un courrier électronique signé Grichka Bogdanov le même jour où le lisais dans Le Monde un article sur les pressions exercées par les Bogdanov sur les scientifiques qui contestent la valeur de leurs travaux. Il me pose les questions suivantes:
Que savez-vous de nos travaux ? De nos livres ? De notre sincérité ? De la réalité des attaques déloyales dont nous sommes les victimes - en raison même de notre présence médiatique - depuis des années de la part d'une cohorte de scientifiques plus malveillants (et malhonnêtes) que compétents pour nous juger ?
Autrement dit : de quel droit osez-vous, sereinement, nous traiter d'imposteurs et vous faire ainsi le relais actif, à votre tour malveillant, d'une oeuvre douloureuse de destruction concernant nos personnes ?
Ce courrier en réaction à un billet consacré à un autre sujet où je mentionnais leur nom en passant, accompagné effectivement du mot "imposteurs". Questions qui méritent une réponse argumentée, et pourquoi pas publique puisque ce billet était public lui aussi.
Il se trouve qu'avant de me consacrer à la musique j'ai quelque peu étudié les sciences, jusqu'à décrocher un doctorat en informatique à Orsay. La physique n'est pas ma spécialité, juste un objet de curiosité pour moi: je suis avec une certaine attention les expériences récentes pour rechercher le boson de Higgs, ou sur ces neutrinos de l'expérience OPERA qui paraissent voyager plus vite que la lumière, au grand étonnement des chercheurs ayant fait les mesures. Lesquels ont réagi comme de bons scientifiques, c'est à dire qu'ils ont vérifié et re-vérifié le matériel, le protocole de synchronisation des horloges, les mesures avant de publier les résultats en admettant "on ne sait pas les expliquer". Aux dernières nouvelles, des problèmes de câbles et de synchronisation GPS pourraient être suffisants pour expliquer les 60 nanosecondes manquantes. Le responsable de l'expérience, Antonio Ereditato, n'en a pas moins démissionné le mois dernier. Il a déclaré à la BBC:
"We tried to find all possible explanations for this," he said.
"We wanted to find a mistake - trivial mistakes, more complicated mistakes, or nasty effects - and we didn't.
"When you don't find anything, then you say 'well, now I'm forced to go out and ask the community to scrutinise this'."
Je mentionne cette histoire car elle illustre bien le rôle central que joue l'éthique dans la travail des chercheurs.
La recherche scientifique est un métier excessivement difficile et ingrat. Pour vous en persuader, chers lecteurs de ce blog, plutôt que de puiser dans ma propre expérience, je vais vous parler d'une thèse de physique que j'ai observée d'assez près tout de même car c'était celle de mon frère. Il a travaillé sur les lasers et réussi à reproduire une expérience menée par une équipe (danoise, je crois me souvenir) visant à produire des lasers d'une longueur d'onde particulière dans le domaine des XUV, c'est à dire entre les rayons X et les ultra-violets.
Comme vous le savez peut-être, la longueur d'onde d'un rayon laser (sa couleur lorsqu'il est dans le domaine du visible) dépend du matériau, car les longueurs d'onde émises sont directement liées au saut d'un niveau d'énergie à un autre. Les lasers XUV ont beaucoup d'applications potentiels (ne serait-ce qu'améliorer la finesse gravure des micro-processeurs) mais il reste de larges bandes dans le spectre qu'on ne sait pas produire.
J'ai pu visiter l'installation utilisée par l'expérience. Un mélange très réjouissant de machines très sophistiquées qui coûtent plus cher qu'un Ferrari et de tuyaux de plastique assemblés avec du scotch. Il y avait notamment de gros condensateurs destinés à produire une décharge de l'ordre du million de volts pendant une micro-seconde, le dispositif d'émission laser proprement dit et un autre dispositif pour observer les rayons produits. L'ordinateur qui servait à rédiger la thèse était isolé dans un coin par une cage de Faraday, ce qui ne l'a pas empêché de lâcher au bout de deux ans. Faute de matériel existant sur le marché pour mesurer la longueur d'onde, mon frère a du développer du matériel ad hoc, tout un chapitre de la thèse étant consacré à calculs pour prendre en compte la rétro-action entre les capteurs et le courant qu'ils doivent mesurer. La liste des défis petits et grands qu'il a dû relever est sans fin.
Le reste du rapport de thèse détaillait d'abord l'état de l'art dans la physique des lasers, ensuite le matériel et le protocole utilisés, les difficultés rencontrées, les résultats expérimentaux ainsi que leur interprétation. Ayant obtenu au bout de quatre ans d'efforts plusieurs tirs réussis, le travail concluait que la méthode envisagée permettait bien de produire des lasers XUV de telle fréquence. Il constituait donc une validation indépendante des résultats publiés par une autre équipe.
Quatre ans de travail acharné par une personne aussi rigoureuse qu'imaginative et motivée: voilà ce qui est nécessaire pour faire avancer la science de façon somme toute modeste mais indéniablement positive.
La notion de validité scientifique d'un résultat obéit à des critères précis: ce n'est pas tout d'avoir fait une découverte, il faut encore persuader les autres chercheurs qu'on a raison. Pour cela il faut rédiger l'argumentation de manière détaillée et rigoureuse. Et se baser uniquement sur des faits issus d'expériences reproductibles ou sur des déductions logiques. Et la construction de la vérité scientifique est un processus collectif, long et patient, qui vise à éliminer toutes les sources possibles d'erreur pour arriver à poser des faits que personne ne puisse sérieusement contester. Le débat contradictoire fait partie intégrante de ce processus, mais il n'a d'intérêt que si les deux parties sont motivées uniquement par la recherche désintéressée de la vérité. En cette veille d'élections, on ne peut que le rappeler: la science n'est pas la politique, il ne s'agit pas d'être le plus fort et de gagner à tout prix. Il s'agit de participer modestement et de bonne foi à la construction collective du savoir.
Venons-en aux frères Bogdanov. Il y a quelques années j'ai lu leur livre "Avant le big bang" sans avoir d'idée préconçue sur leurs auteurs (je n'ai pas vu leurs émissions télé de vulgarisation, n'ayant pas de télé à la maison quand j'étais jeune). Comme l'indique l'introduction:
(...) pour la première fois, il nous est alors devenu possible d'explorer l'Univers avant le mur de Planck et de remonter jusqu'à la Singularité Initiale - ce mystérieux point zéro - qui marque "avant" le Big Bang, l'origine de l'espace-temps.
Ce voyage extraordinaire, nous le ferons ensemble, pour la première fois, dans les pages qui suivent.
Les physiciens appellent ère de Planck les tout premier instant de l'Univers, d'une durée estimée autour de 10e-44 seconde. On parle aussi de "mur de Planck" selon la plupart des spécialistes, on n'a pas encore les outils mathématiques pour modéliser physiquement ces instants, faute d'une théorie de la gravitation quantique suffisamment aboutie.
Voilà donc deux chercheurs qui affirment avoir trouvé une solution ou plutôt LA solution. C'est énorme. C'est beau. Très beau. Peut-être même un peu trop beau pour être vrai. Après tout, cette veuve sénégalaise atteinte d'un cancer en phase terminale qui m'a envoyé un email pour me proposer un héritage de 1.200.000$ me paraît fort sympathique, mais j'ai tout de même quelques doutes sur sa sincérité.
Le reste du livre comporte essentiellement des jolies phrases sur le nombre d'or, le visage de Dieu, et le temps "imaginaire" avec des sabliers couchés: mais après tout c'est un ouvrage de vulgarisation, il ne faut pas en attendre de détails précis.
J'ai donc voulu en savoir plus, mes amis physiciens m'ont appris tout l'histoire et transmis des documents. En fait de publications scientifiques, le dossier des frères Bogdanov est des plus minces: il comporte deux thèses de doctorat qui ont fait l'objet d'un rapport très défavorable du CNRS et une seule publication dans un journal scientifique avec comité de lecture (où les papiers doivent être acceptés par d'autres scientifiques qui ne connaissent pas le nom des auteurs avant d'être publiés). Cette unique publication dans la revue Classical and Quantum Gravity a été fortement critiquée après publication, au point de mériter le communiqué suivant de la part de la rédaction de ce journal. Le communiqué reconnaît sans ambages que ce papier ne satisfaisait pas aux critères de rigueur attendus, au point qu'il n'aurait pas dû être publié:
Classical and Quantum Gravity and the paper "Topological theory of the
initial singularity of spacetime" by G Bogdanov and I Bogdanov, Class.
Quant. Grav. 18 4341-4372 (2001)
A number of our readers have contacted us regarding the above paper
and in response we have decided to issue the following statement.
Classical and Quantum Gravity endeavours to publish original research
of the highest calibre on gravitational physics. It is not possible for the
Editorial Board to consider every article submitted and so, in common
with many journals, we consult among a worldwide pool of over 1000
referees asking two independent experts to review each paper. Regrettably,
despite the best efforts, the refereeing process cannot be 100% effective.
Thus the paper "Topological theory of the initial singularity of spacetime"
by G Bogdanov and I Bogdanov, Classical and Quantum Gravity 18
4341-4372 (2001) made it through the review process even though, in
retrospect, it does not meet the standards expected of articles in this
journal.
The journal's Editorial Board became aware of this situation already in
April 2002. The paper was discussed extensively at the annual Editorial
Board meeting in September 2002, and there was general agreement that
it should not have been published. Since then several steps have been
taken to further improve the peer review process in order to improve the
quality assessment on articles submitted to the journal and reduce the
likelihood that this could happen again. However, there are at this time
no plans to withdraw the article. Rather, the journal publishes refereed
Comments and Replies by readers and authors as a means to comment
on and correct mistakes in published material.
We are also grateful to our readers, contributors and reviewers for their
vigilance and assistance both before and after publication.
Dr Andrew Wray
Senior Publisher
Classical and Quantum Gravity
Institute of Physics Publishing
Professor Hermann Nicolai
Honorary Editor
Classical and Quantum Gravity
Albert Einstein Institute
Suite à cet affaire, le journal en a profité pour modifier ses procédures d'acceptation afin d'éviter qu'un tel dysfonctionnement ne se reproduise. L'article n'a pas été censuré ni "dépublié": au lieu de cela, la direction du journal Classical and Quantum Gravity a décidé de publier les réponses et courriers des lecteurs qui dénonçaient précisément les lacunes et incohérences de ce papier.
Par comparaison le CV d'une chercheuse comme Lisa Randall de l'université de Harvard comporte pas moins de 159 publications, seule ou bien en collaboration, et ses papiers sont abondamment cités par ses confrères physiciens.
L'expérience des frères Bogdanov en recherche scientifique paraît donc très limitée (deux thèses d'une qualité douteuse et une seule publication dans une revue, elle aussi d'une qualité douteuse) et la reconnaissance qu'ils ont obtenue des autres chercheurs en physique quantique quasiment nulle et proche du zéro absolu.
Or pour un chercheur scientifique, rédiger proprement et clairement le résultat de ses recherches, citer les recherches sur lesquelles on s'appuie pour distinguer soigneusement son propre travail de celui d'autrui, ce n'est pas en option. C'est indispensable. Un chercheur scientifique qui ne parvient pas à convaincre en tout premier lieu les autres chercheurs de l'intérêt de ses travaux n'est pas un chercheur, et ses écrits sont à ranger au rayon "poésie" ou "ésotérisme" plutôt que "sciences".
Bien sûr il reste la posture du génie incompris, qui consiste à affirmer (sur quelle base ?) que les autres scientifiques sont "plus malveillants (et malhonnêtes) que compétents pour nous juger" (je cite le courrier électronique que Grichka Bogdanov m'a envoyé). Venant d'un artiste comme Pierre Boulez, c'est une posture, désagréable certes, mais possible. Venant d'un scientifique c'est une imposture. CQFD