Croyez-vous en Dieu ?

L'avantage qu'on peut trouver à aborder un sujet aussi vaste que « La foi et la tonalité dans la musique occidentale » c'est que par l'ampleur même du sujet on n'est tenu à aucune forme d'exhaustivité. Je me contenterai donc de remarques disparates, ou d'une approche transversale pour employer un mot à la mode (étonnant qu'il ne soit pas encore dans le dicomoche d'ailleurs).

Parmi les dernière oeuvres J-S Bach se trouvent une série de chorals pour orgue dont « Vor deinen Thron tret ich hiermit » (BWV 668) - je me tiens devant Ton Trône. Le choix de ce choral luthérien ne doit rien au hasard. C'est l'affirmation tranquille, au seuil de la mort, de la foi dans laquelle il a grandi et vécu, et qu'on retrouve dans toutes ses oeuvres, sacrées ou profanes, vocales ou instrumentales. La foi de Bach en un Dieu unique, tout-puissant et bon ne se lit pas seulement dans le choix des textes pour ses cantates (textes imposés d'ailleurs par la liturgie), mais aussi et surtout dans son style. La perfection formelle de ces marches harmoniques, le contrepoint hérité des polyphonistes du 15e siècle, le sentiment très fort d'une tonalité qui forme un cadre naturel à toute composition, dont l'accord parfait est la conclusion logique et attendue, la mélodie toujours plaisante à l'oreille mais jamais d'une sensualité débridée, le deuil et la joie exprimés avec autant de simplicité que de pudeur...

Bach aurait-il fait un bon compositeur d'opéra ? Si on considère la force dramatique des Passions et des Oratorios, on serait tenté de répondre oui, mais la réponse est sans doute non. Il n'aurait pas su ou pas voulu mettre en musique et en scène la brûlante Carmen, les volages mais délicieuses Dorabella et Fiordiligi, l'incorrigible Don Giovanni, et je ne parle même pas de la Traviata ou de Lulu. Non, le seul, le vrai drame qui domine l'existence de Bach est la mort et la résurrection du Christ telles qu'elles sont célébrées par l'église luthérienne. Bach vit dans un monde clos et bien organisé, où l'Eglise rythme la vie de la cité et prend en charge les individus du berceau à la tombe, où la famille prime sur l'individu, où la mort fait partie de la vie comme la chute des feuilles en automne. Les gamins qui interprètent ses cantates et à qui il apprend la musique sont paresseux et chantent faux . Les bourgeois de Leipzig critiquent ses improvisations à l'orgue trop longues et trop complexes, mais il s'en accommode. Le contrepoint qu'il pratique est passé de mode depuis longtemps, mais il s'en moque. Le paradis l'attend à la sortie mais c'est en écrivant des fugues et des cantates d'une perfection formelle qu'il sait inégalée qu'il a déjà sa récompense. Soli Deo Gloria.

Beethoven Christus am Ölberge op. 85

La raison pour laquelle on ne peut écrire de la musique comme Bach aujourd'hui est que nous vivons dans un monde beaucoup plus ouvert. Le doute a pris sa place dans notre coeur, et l'homme au centre de nos préoccupation. Beethoven a écrit des messes et des motets, mais c'est dans son oratorio méconnu Le Christ au mont des Olivier (Christus am Ölberge op. 85 dont le manuscrit est reproduit ci-dessus) qu'on trouve la meilleure expression de sa musique religieuse. Ce qui touche avant tout Beethoven, c'est le drame d'un homme qui veille, qui doute, qui a peur, qui sait qu'il va mourir. Un sujet qui se rapproche davantage de celui de Fidelio que des préoccupations religieuses: la vie et la liberté d'un homme, les menaces qui pèsent sur lui, l'espoir qu'il garde malgré tout. Est-ce vraiment étonnant si c'est Beethoven qui a commencé à tester les limites du système tonal et de la forme sonate ?

« Si Dieu n'existe pas, tout est permis » écrivait Dostoïevski. Est-ce vraiment un hasard si la décadence du système tonal correspond à la perte d'influence progressive des Églises tout au long du 19e siècle ? Chez les romantiques, comme Anton Bruckner, Franz Liszt ou César Franck, écrire de la musique religieuse, des messes destinées au concert et non à l'église, relève davantage de l'expression emphatique d'un sentiment personnel et intime que du service rendu par le Kapellmeister à la communauté. Arrivé au début du 20e siècle, Fauré n'éprouve même plus le besoin de faire semblant de croire dans son Requiem, que Rebatet qualifie de « berceuse païenne pour les morts » dans son histoire de la musique. Le Paradis, c'est le ré majeur délicieusement mièvre qui termine ce Requiem (In paradisium). Il ne faut pas en espérer d'autre. Quant à Debussy, Ravel et Satie, ils ne sont guère portés sur les bondieuseries, mais plutôt sur les nymphes, les faunes et autres muses.

faune_nijinski.gif

Aujourd'hui tout est permis, c'est officiel depuis 100 ans au moins. Erwartung de Schnönberg date de 1908, mais le prélude à l'après-midi d'un faune qui date de 1894 peut lui aussi être largement qualifié d'atonal (ci-dessus Nijinski dans le rôle du Faune). Même si la grande majorité de la musique qu'on entend à la radio ou au concert est de la musique tonale, la tonalité a perdu ce caractère obligatoire et contraignant qui faisait toute sa force. Même les compositeurs qualifiés de « néo-tonals » (ou néo-tonaux quand on veut se moquer d'eux) la pratiquent avec la plus grande liberté, n'hésitant pas à commencer dans une tonalité, à poursuivre dans, autre pour terminer dans une troisième par exemple. Plutôt que néo-tonale, il faudrait sans doute appeler musique tonale molle cette musique qui utilise essentiellement les accords à trois sons et quatre sons issue de la tradition tonale, sans en respecter vraiment les règles. Qu'on le veuille ou non, collectivement, notre oreille a évolué, et des enchaînements d'accords qui auraient été considérés par Haydn ou Mozart comme dissonants, barbares, vulgaires ou du dernier mauvais goût sont acceptés sans broncher par les oreilles contemporaines. La notion même de dissonance a perdu de sa force: rappelons que dans le style classique, tout accord qui s'éloigne du ton principal est une dissonance, d'autant plus forte que la distance est grande dans le cycle des quintes, une tension qui appelle une résolution symétrique. Lorsqu'on passe de do majeur à la majeur dans la musique d'Arvo Pärt ou Philipp Glass, on a un changement de couleur mais on ne ressent aucune nécessité de revenir à do majeur. Or il en va des dogmes de comme de ceux de la religion: dès qu'on cesse d'en avoir peur, ceux-là même qui continuent à les professer ne les respectent plus vraiment. Croyez-vous vraiment qu'il faut préparer et résoudre les septièmes et les neuvièmes comme nos ancêtres le faisaient ? Moduler en suivant gentiment le cycle des quintes ? Croyez-vous que toutes les harmonies possibles sont basées sur les triades majeure et mineure, ses extensions (septième, neuvième) et ses renversements ? Et le père Noël, vous y croyez aussi ? Et le monstre du Loch Ness ?

Schonberg Erwartung

(illustration: Erwartung, aquarelle d'Arnold Schönberg destinée à la première mise en scène)

Commentaires

1. Le samedi 8 novembre 2008, 21:28 par DavidLeMarrec

Il ne reste plus qu'à l'auteur de ces pages, en démiurge libéral, de nous donner la liste de ses saints. :-)

(Ce n'est pas que ces derniers temps j'aie vu des divinités secondaires traîner dans ces pages, mais je suis curieux.)

2. Le samedi 8 novembre 2008, 23:18 par Eric

Très bel article, merci !