La musique ancienne, une tendande moderne

Après les précurseurs des années 1950 et les polémiques des années 1970, la musique baroque ou plutôt musique ancienne comme on dit aujourd'hui s'est installé pour de bon dans le paysage. Dans les festivals, les écoles de musique, au disque, chez les amateurs et les professionnels, elle s'est taillée une parte de marché importante, au point même que les gens qui jouent Bach sur un Steinway ou même les quatuors Mozart sur des violons modernes apparaissent comme suspects, en tout cas pas conforme à la bien-disance musicologique.

Dans la musique ancienne il y a des choses qui me passionnent comme les recherches sur les instruments (pianoforte de toutes les époques, clavecins, orgues, hautbois baroques, cor naturel, flûtes en bois ou en ivoire, sacque boutes, théorbes et autres violes d'amour). Il y a des choses qui me rebutent franchement comme le diapason 1/2 ton au-dessous (j'ai déjà expliqué pourquoi). Mais au-delà de ces préférences personnelles que vous pouvez partager ou non, et plutôt que d'engager un polémique, ce qui est toujours amusant mais pas toujours passionnant, il m'a paru plus opportun de vous proposer un quelques pistes pour souligner le caractère moderne, contemporain de cette vogue de la musique ancienne, de souligner certain traits qui nous disent en fait beaucoup de choses sur notre époque.

  • Un bon compositeur est un compositeur mort. C'est un fait qui surprend toujours les mélomanes ou musiciens habitués au rock/pop/jazz/rap, où tous les groupes écrivent leurs propres chansons (même s'ils font parfois des reprises): les musiciens qui font du classique ne jouent le plus souvent que des compositeurs mort, et dans le cas des baroqueux, on peut remplacer le plus souvent par exclusivement. La notion de nouveauté est alors complètement modifiée: une nouveauté en musique ancienne ça n'est pas de la musique écrite cette année: c'est une partition du XVIIè ou XVIIIè sortie d'une bibliothèque poussiéreuse, et dont un ensemble réalise la création mondiale ou la première mondiale au disque. Quelle ironie dans cette inversion de vocabulaire !!
  • De l'émotion avant toute chose ! Bon nombre de chanteurs ont résolument tourné le dos à la musique contemporaine jugée trop ingrate (voire carrément inchantable). Ils ont également tourné le dos à la musique romantique (Verdi, Wagner) qui nécessite une voix énorme pour passer au-dessus d'un orchestre pléthorique. Ils trouvent donc tout naturellement leur bonheur avec la musique ancienne (de Monteverdi à Mozart pour simplifier), accompagnés par de petits ensembles constitués d'instruments plus discrets, mais profitant aussi d'une écriture qui valorise réellement la voix. Les compositeurs contemporains s'occupent beaucoup de technique (technique instrumentale, techniques d'écritures, techniques de traitement électronique du son) mais dans leur souci permanent de renouvellement du langage, ils sont parfois mal à l'aise avec l'écriture vocale qui demande d'écrire des lignes mélodiques simples avec des intervalles consonants (sans quoi les chanteurs n'arrivent même pas à les mémoriser). Quant au public, ce qu'il recherche avant tout est le plaisir, l'émotion, et avec une musique simple et familière à nos oreilles, comme celle des 17e et 18e siècles, ce plaisir est plus facile et plus immédiat.
  • A la recherche de l'intimité perdue. Le clavecin, la viole de gambe, la flûte en bois sont des instruments discrets: il faut prêter l'oreille pour les entendre, faire les concerts dans des salles plus petites, rapprocher les artistes et le public. Cette recherche de la proximité, de l'intimité, est contemporaine, rappelons-le, des concerts de rock géants avec 50.000 personnes. Cette une sorte de réaction, une recherche de quelque chose de personnel et d'intime dans la musique, un rejet des mouvements de foule et de la brutalité sonore de la musique d'aujourd'hui (tous genres confondus: en dehors de tout jugement subjectif, le point commun entre Pascal Dusapin, Gun's Roses et Eminem est qu'ils brutalisent davantage nos oreilles que Mozart ou Haendel).
  • La viole de gambe et le MP3. L'autre jour j'ai parlé avec une gambiste qui joue dans un ensemble baroque. Nous étions dans le métro, elle avait un balladeur MP3 sur les oreilles et elle écoutait un groupe de rock des années 1970. Ben oui, m'a-t-elle expliqué, on ne peut pas vraiment écouter Marin Marais dans le métro, il y a trop de bruit de fond. On peut bien sûr pratiquer un genre de musique et écouter d'autres genres, la curiosité est la meilleure chose qui soit. Mais une question se pose: si Marin Marais avait pris le métro avec un MP3 sur les oreilles, aurait-il écrit la même musique ? Peut-être les Marin Marais d'aujourd'hui sont guitaristes dans un groupe de hard-rock ?
  • Automatismes Il y a certaines traits d'interprétation qu'on retrouve dans beaucoup d'ensembles de musique ancienne et qui me semblent plus typiques de notre époque que des siècles passés. Notamment:
    • la virtuosité et la spécialisation des interprètes
    • le respect maniaque de la moindre double croche de la partition
    • l'exagération des contrastes de nuance notamment (il me semble au contraire que l'époque de Mozart et Haydn favorisait le bon goût, la retenue, la pudeur plus que toute autre chose)
    • un jeu parfois qualifié de mécanique par réaction par rapport aux interprétations non baroqueuses jugées plus romantiques-sirupeuses voire tarte à la crème. Cette impression est souvent renforcée par des tempi assez rapides, aussi bien dans les mouvements lents que dans les mouvements rapides, qui donne parfois une vision un peu schématique des oeœuvres jouées.

(Encore une fois, mon but n'est pas de polémiquer mais d'inviter les lecteurs de ce journal à réfléchir. Ne tirez pas sur le blogueur !)

  • Décadence C'est un trait qui a été relevé par les historiens au sujet de l'empire romain décadent, par exemple: lorsque les productions artistiques des siècles passés sont valorisées excessivement, au détriment des productions contemporaines, c'est un signe clair que le système politique et culturel est à bout de souffle et qu'il ne tardera pas à partir en morceaux.
  • L'avenir ? Fort heureusement les artistes ne manquent pas de ressources pour décoller les étiquettes attribuées par les musicologues, passer les frontières, faire du neuf avec de l'ancien (ou l'inverse). Lorsqu'on sait qu'il existe des violes de gambe électriques, on ne peu que conclure que décidément, tout est possible:

Commentaires

1. Le mardi 1 juillet 2008, 11:01 par DavidLeMarrec

Bonjour Patrick !

J'ai plusieurs points de divergence, c'est parfait, comme ça on peut causer.

Tout d'abord, on dit plutôt musique ancienne pour tout ce qui précède la musique baroque. C'est artificiel, mais c'est tout simplement que ça permet d'englober des choses peu jouées, sans détailler. Il arrive en effet qu'on parle tout de bon de "musique ancienne" pour tout ce qui précède l'ère classique, mais c'est par extension (en prenant les instruments et jeux anciens comme critère, d'une certaine façon).

Vous parlez aussi des précurseurs des années 50, et je les vois mal. Le retour du clavecin ? Mais ça n'avait rien d'une recherche authentique à l'époque. Pour moi, ça débute dans les années soixante, avec l'éclosion en fin de compte au grand public en 1969 avec la publication discographique de l'Orfeo de Harnoncourt.


"Dans les festivals, les écoles de musique, au disque, chez les amateurs et les professionnels, elle s'est taillée une parte de marché importante, au point même que les gens qui jouent Bach sur un Steinway ou même les quatuors Mozart sur des violons modernes apparaissent comme suspects, en tout cas pas conforme à la bien-disance musicologique."

Non, non, il ne faut pas exagérer, ce sont plutôt les Steinway que les quatuors qui sont mis en cause par certains puristes.

A titre personnel, je m'en fiche assez tant que ça fonctionne, ou même si c'est amusant. Mais il faut bien concéder (alors que j'étais très défiant sur les concepts d'authenticité brandis, qui sont des impostures intellectuelles) que ces recherches ont apporté un savoir-faire et une liberté inestimable à l'interprétation musicale (et au répertoire tout court).
Le retour de l'inégalité des notes égales, le devoir d'ornementation et d'improvisation, le droit à l'instabilité des tempi... autant de choses capitales. Bien plus importantes que les instruments eux-mêmes...

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Concernant le diapason, ça change les couleurs tout de même, plus chaleureuses, et dans le cadre des oeuvres chantées, ça facilite la tâche des interprètes qui peuvent alors employer des timbres plus naturels.

Effectivement, le côté musée de la 'musique classique' est toujours étonnant pour ceux qui ne connaissent pas de près cet univers - et pour les autres ! Mais il faut dire qu'à force de bannir la pratique amateur (entre la difficulté d'exécution et les ensembles farfelus...) et l'intelligibilité au nom de la liberté absolue du créateur et du devoir d'innovation, forcément le public ne suit plus ou n'a pas envie de suivre, et la faute n'en incombe pas qu'à la paresse...


"Ils ont également tourné le dos à la musique romantique (Verdi, Wagner) qui nécessite une voix énorme pour passer au-dessus d'un orchestre pléthorique."

C'est d'ailleurs un vice apparu plus tardivement que cette manie de faire des orchestres immenses, opaques et bruyants. Sur les partitions, ce n'est pas toujours si évident... En ce sens aussi, le timbre individualisé des instruments naturels, l'allègement des effectifs, le goût de la clarté sont de grands acquis.

Sinon, pour le choix du répertoire, ce n'est pas exactement comme cela que ça se passe. On 'entre en baroque' plus à cause d'une formation spécifique (qui produit souvent une petite voix) qu'en raison d'un matériau au départ rachitique. N'importe quel baryton peut chanter Verdi, mais à condition de travailler dans ce sens (apprentissage fréquent mais qui, s'il est raté, produit des résultats particulièrement disgracieux).

Pour la musique contemporaine, plus encore que le problème de la mémorisation, c'est que la voix, d'une façon instrinsèque, ne peut pas élargir ses capacités aussi vite qu'un instrument standard, qui peut être amélioré par la facture d'une génération sur l'autre. On a réussi à faire des miracles (la virtuosité et la longueur de souffle belcantistes, l'étendue verdienne, la puissance wagnérienne, ...), mais il y a des limites, que l'augmentation constante du diapason malmène quelque peu, au passage.

Les intervalles systématique disjoints sont, par essence, inconfortables à changer (puisque le legato n'est pas tenable), et très nuisibles à la diction ; on remarque par ailleurs une indifférence calamiteuse à la prosodie chez beaucoup de compositeurs. La musique dodécaphonique a produit de véritables bijoux, mais dans le domaine vocal, la voix perd son statut de diseuse, et ses intervalles empêchent absolument une déclamation naturelle et intelligible. Un instrument comme un autre.

"Mais une question se pose: si Marin Marais avait pris le métro avec un MP3 sur les oreilles, aurait-il écrit la même musique ? Peut-être les Marin Marais d'aujourd'hui sont guitaristes dans un groupe de hard-rock ?"

La transposition est bien sûr impossible. Marin Marais était un "compositeur subventionné", comme tous les compositeurs de son temps, il produisait une musique très codifiée, prévue pour divertir des gens extrêmement minoritaires et instruits, ou être exécutée par eux. Le contexte social, la dimension psychologique et le cahier des charges n'ont absolument rien en commun.

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Je ne puis que vous rejoindre sur vos remarque sur l'interprétation très actuelles. Goût de la rapidité, des très grands contrastes, déférence au texte écrit - encore que les ensembles se permettent de compléter les manques, d'improviser, de couper, de panacher les versions, mais il ne viendrait à l'esprit de personne de remplacer une pièce par une autre, d'arranger, etc.

Pour le côté mécanique, je n'abonde pas du tout, puisque les baroqueux ont justement introduit la notion du changement de tempo qui était honnie dans le grand répertoire depuis quelques dizaines d'années.

Sur la décadence, on a toujours beaucoup de théories (le fait que l'armée soit devenue exclusivement une armée de métier, il paraît aussi que c'est la fin d'une démocratie...), mais l'histoire ne se répète pas. Il n'y a rien de mécanique là-dedans. Et par ailleurs, dans les autres domaines que le classique, la création se porte bien, peut-être aussi parce qu'elle est moins tétanisée par son héritage et son devoir _faire mieux_.


Votre conclusion est en effet très amusante !

Merci pour les pistes de réflexion, c'est toujours très stimulant, c'est ce qui est agréable ici.

Bonne journée !

2. Le mardi 1 juillet 2008, 18:54 par Papageno

Tant de choses dans votre commentaire que je ne peux que vous remercier d'enrichir et d'élever le débat (et de corriger certaines de mes erreurs au passages).

Juste un mot pour les précurseurs: il me semble bien qu'Harnoncourt a fondé le Concentus Musicus Wien en 1953 et que le regain d'intérêt pour la viole et le clavecin commence lui aussi dès les années 1950. Bien sûr l'avènement du disque microsillon - et ça n'est pas la le moindre des paradoxes - a donné un coup de fouet décisif aux interprétations baroques dans les années 1970.

3. Le mercredi 2 juillet 2008, 01:39 par Jean-Brieux

Pianoforte de toutes les époques certes, mais peut-être quand même pas dans la musique ancienne stricto sensu...

"Quant au public, ce qu'il recherche avant tout est le plaisir, l'émotion, et avec une musique simple et familière à nos oreilles, comme celle des 17e et 18e siècles, ce plaisir est plus facile et plus immédiat."

A nuancer : je ne parlerai pas nécessairement de plaisir immédiat dans le cas Bach (ça dépend toutefois duquel on parle : les sonates de CPE sont plutôt d'une grande poésie). Et quel public ? Il y a déjà autosélection.

"A la recherche de l'intimité perdue. Le clavecin, la viole de gambe, la flûte en bois sont des instruments discrets: il faut prêter l'oreille pour les entendre, faire les concerts dans des salles plus petites, rapprocher les artistes et le public."

On pourrait dire la même chose à propos de la réhabilitation de Schubert, dont l'oeuvre est d'abord une confession intime qui se prête assez mal aux grandes et froides salles de concert. Pareil pour Chopin, il s'agit d'une musique de salon.

"la virtuosité et la spécialisation des interprètes"

La spécialisation est sans doute une caractéristique de notre époque. Par contre, je n'en suis pas aussi sûr pour la virtuosité : il me semble que les siècles passés ont également largement fait part à la virtuosité (Liszt, Paganini, Gottschalk). Peut-être une certaine vision "intellectuelle" de la musique du siècle précédent a-t-elle tendu à dévaloriser les virtuoses au prétexte qu'ils flatteraient les goûts les plus faciles du public. Il est en effet plus facile pour les intellectuels de condamner ce qu'ils sont techniquement incapables de jouer voire de comprendre...

"le respect maniaque de la moindre double croche de la partition"

Une double croche qui sort mal et c'est tout l'effet musical qui est raté :-)

Etonnant : certains musiciens ont longtemps pris les baroqueux pour des "amateurs", le répertoire classique devant être réservé, selon eux, à ceux qui maîtrisaient sur le bout des doigts leurs instruments. Ils ont dû faire des progrès depuis...

"un jeu parfois qualifié de mécanique par réaction par rapport aux interprétations non baroqueuses jugées plus romantiques-sirupeuses voire tarte à la crème."

Ah ah ah ! Et pourtant bien des baroqueux semblent succomber aux sirènes du pseudo-romantisme : j'ai déjà vu des clavecinistes se tordre sur leur siège comme s'ils jouaient un Steinway. Je ne suis pas sûr que toutes ces torsions physiques apportent quelque chose à l'interprétation...

En opposition au jeu romantico-sirupeux, je parlerais davantage de jeu naturel. La nature et la mécanique : beau sujet pour le bac.

"Ne tirez pas sur le blogueur !"

D'habitude on dit "ne tirez pas sur le pianiste" et j'y tiens ;-)