Le clavier du piano, de l'orgue, du clavecin, avec son alternance de touches bicolores (blanches et noires sur le piano, convention inverse pour le clavecin), est un objet si familier que nous avons oublié son origine. J'ai demandé à de nombreux musiciens, y compris des pianistes et compositeurs: savez-vous quand le clavier sous sa forme moderne (7 touches blanches et 5 touches noires divisant l'octave en douze demi-tons égaux ou presque égaux, selon l'accord de l'instrument) a été inventé ? Or la plupart des musiciens l'ignorent, et même, ils ne se sont jamais posé la question. La forme du clavier leur paraît aussi naturelle, ancienne et inéluctable que le chant du rossignol ou les grèves de la SNCF. La plupart savent que le clavier est antérieur à 1600, mais existait-til sous cette forme au moyen-âge ? dans la rome antique ? mystère.
Or la question a une importance majeure, pas seulement pour la technique des instruments à clavier, mais pour l'histoire de la musique occidentale. La quasi-totalité des grands compositeurs occidentaux des 400 dernières années étaient organistes, clavecinistes, (plus tard pianistes). Le clavier était leur instrument de travail quotidien, et sa disposition, avec la correspondance qu'elle établit entre le visuel (les touches) et le sonore (les hauteurs, les intervalles) a nécessairement exercé une influence considérable sur leur vision du monde. Plutôt que de chercher à démonter de point en détail, je me contenterai de deux exemples:
- l'analyse harmonique classique basée sur les "empilements de tierces" se fonde bien sûr sur la consonance naturelle, mais aussi sur le geste de la main qui pose les accords au clavier. La notion même d'empilement est visuelle, non auditive.
- comme certains compositeurs contemporains l'ont remarqué, en particulier les
spectraux
, le tempérament égal a exercé un véritable formatage
de notre oreille qui a perdu l'habitude d'entendre des intervalles justes (quartes, quintes, tierces) ou de distinguer des intervalles inférieurs au demi-ton que pourtant la voix peut produire et l'oreille peut entendre.
(Musée de la Musique - Photo : Gérard Janot)
Qui donc a conçu cette grille à douze sons qui a formé le cadre de toute la musique occidentale et continue de former le cadre de la plus grande partie de la production de musique actuelle, y compris les musiques populaires comme le rap, la techno, le jazz, etc ?
Le plus ancien instrument à clavier est l'orgue. Les orgues fabriqués au moyen-âge étaient petits et manipulés par une seule personne qui actionnait le soufflet d'une main et le clavier de l'autre. Ils étaient plus proches de l'accordéon actuel (improprement appelé piano à bretelles
alors qu'il s'agit d'un orgue portatif) que du monstre à cinq claviers et cent jeux façon Cavaillé-Coll. Les premiers orgues couvraient un ambitus de deux ou trois octaves, avec 6 ou 7 notes par octave (soit l'hexacorde do-ré-mi-fa-sol-la soit la gamme complète, avec souvent un si bémol au lieu du si pour éviter le triton fa-si bécarre). On possède une représentation iconographique dans le psautier d'Utrecht (830) d'un orgue avec une gamme de 8 degrés: C D E F G A B H (do ré mi fa sol la si bémol si bécarre). Cet orgue est muni de tirettes et non de touches d'ailleurs.
Progressivement sont arrivées les "feintes", ces touches plus petites qui se glissaient entre deux touches de la gamme diatonique et permettaient de changer de mode sans changer d'instrument. Bien sûr il ne venait à l'esprit de personne au XIIe siècle qu'on puisse avoir l'esprit assez tordu pour changer de mode au milieu d'une chanson. La notion de modulation n'existait pas encore. Ainsi le triptyque d'un peintre anonyme surnommé le Maître de St Barthélémy montre Sainte Cécile (saint patronne des musiciens) jouant d'un orgue portatif dont le clavier comporte quatre feintes seulement:
Le nombre et l'emplacement des feintes a probablement fluctué pendant plusieurs siècles avant de se stabiliser sur la forme actuelle, avec 7 marches
accordées sur le mode d'UT et 5 feintes
qui divisent en deux tous les intervalles de ce mode qui sont des tons entiers. Autrement dit on complète l'échelle chromatique. Dans le traité d'Arnaut de Zwolle, publié en 1440, qui couvre tous les domaines des sciences de l'époque: construction d'horloges, tables astronomiques, joaillerie, on trouve quelque douze feuillets consacrés à la musique. Ces feuillets contiennent aussi bien des considérations théoriques sur les intervalles que les plans et techniques de la facture d'orgue. Je vous renvoie à la présentation de ces feuillets sur le site Orgue à Nos Logis.
Ainsi donc, faut de renseignements plus précis, 1440 peut être considéré comme la date de naissance du clavier moderne, qui est une invention anonyme et collective. Poser une grille sur le continuum des fréquences, diviser cette grille en octaves, diviser chaque octave de la même façon, conquérir le total chromatique, séparer entre "touches noires" et touches blanches, diatonique et chromatique, donner une correspondance entre le visuel et le sonore c'est une invention majeure qui a tout ensemble libéré d'immenses possibilités créatrices et enfermé la musique dans un système que le vingtième siècle à tout juste commencé à remettre en cause.
Ce n'est pas une seule mais toute une vague d'inventions musicales successives qui ont été permises sinon suscitées par la géométrie du clavier occidental:
- la musique tonale (vers 1600)
- le tempérament égal (vers 1800), dont Bach avec le "clavier bien tempéré" aura été l'un des précurseurs visionnaires
- le chromatisme wagnérien (1860)
- le dodécaphonisme (1920)
Dès lors que le clavier était complet, et que son usage est devenu courant, que la musique instrumentale prenait son essor par rapport à la musique vocale qui avait dominé jusqu'alors, ce qui n'était que les caractéristiques d'un instrument a changé la définition de la musique elle-même. Ainsi la tierce majeure n'est pas un intervalle juste défini par un rapport de 5/4 entre les fréquences mais un empilement de 4 demi-tons: la quarte vaut 5 demi-tons, la quinte en compte 7. Le fait que ces demi-tons soient strictement égaux (tempérament égal) ou pas (
tempéraments inégaux) n'a pas tellement d'importance. Les instruments ne sont jamais parfaitement justes d'une part et l'oreille possède une certaine zone de tolérance. Par contre ce qui est fondamental c'est que parmi tous les assemblages de sons possibles on en sélectionne un sous-ensemble si petit, réduit à la combinatoire des 12 sons du clavier. Et qu'on décide que la musique toute entière doit tenir dans cette combinatoire. De même que le Lego réduit personnes, bâtiments et objets à des assemblages de cubes, de même l'invention du clavier dans la musique occidentale a réduit l'univers immense et informe du son à un assemblage de 12 notes (ou de 88 notes si l'on inclut les transpositions à l'octave. Et c'est ainsi pendant près de 400 ans, de Josquin des Prez à Maurice Ravel inclus, que les musiciens ont travaillé avec des notes plutôt qu'avec des sons.