mercredi 13 février 2013

Concert-lecture du quatuor Tana à Paris

Hier soir à un concert-lecture privé organisé un mécène parisien. Ambiance conviviale et bon enfant. Les musiciens du quatuor Tana, tout juste revenus de Rome où ils jouaient la veille à la Villa Medicis (la vie de musicien est un sacerdoce, on mesure mal à quel point), ont joué Mozart, Debussy, Pärt, Chostakovitch et Glass. Dans ce répertoire un peu plus classique que d'habitude, les Tana m'ont touché à nouveau par leur engagement total, leur chaleur communicative, leur enthousiame contagieux. Les dimensions, la et l'acoustique de la pièce où une petite quarantaine de chanceux ont le privilège de partager ces moments, l'attitude du public aussi se conjuguent pour faire de cette soirée un instant rare et précieux. Les trois derniers mouvements du huitième quatuor de Chostakovitch étaient boulversants. Et lorsque les Tana ont joué le mouvement lent du sublime quatuor de Debussy, j'ai fermé les yeux et senti le bonheur m'envahir tout entier, j'ai bien cru que j'allais me mettre à pleurer. La spiritualité dépouillée et exigeante des chorals d'Arvo Pärt m'a beaucoup parlé également. En revanche les arpèges poussifs débités au kilomètre par Philip Glass m'ont laissé parfaitement froid, en dépit de la chaleur et de la vie insuflée par les Tana dans cette musique.

rhapsodie_pour_une_dent_creuse.jpg

Entre deux morceaux, Régis Délicata lisait des extraits de son premier roman, Rhapsodie pour une dent creuse. Un livre dont je n'ai lu que la première moitité, ce qui me prive du plaisir sadique de spoïler la fin. Ce que j'ai lu est fin, enjoué, alerte, sarcastique. Delicata multiplie les interventions d'auteur, les adresses aux lecteur qu'il appelle Lucien ou même Lulu plus familièrement. C'est aussi très parisien, ça sent un peu son khâgneux par moments. Avec les bons côtés (les traits d'esprit, la culture encyclopédique passée à la moulinette, le mélange des genres et des niveaux de langage) et les moins bons (le côté un peu superficiel et l'overdose d'ironie). On en vient à souhaiter qu'une plume aussi alerte se consacre un jour à des sujets plus graves, au risque de se priver parfois du plaisir un peu gratuit d'un bon mot.

Ce fut en tout cas une soirée des plus réjouissantes, et l'on ne peut que chaleureusement remercier les hôtes de ce concert-lecture.

lundi 11 février 2013

Un extrait de Khronos pour deux pianos

Voici en exclusivité pour vous, chers lecteurs (et chères lectrices) du Journal de Papageno, un extrait du premier tableau de mon Triptyque pour deux pianos.

Avant de vous le faire écouter, j'aimerais vous inviter par avance à sortir de l'alternative binaire j'aime / j'aime pas (et de sa variante impersonelle: c'est beau / c'est moche), pour tenter d'apprécier l'oeuvre en elle-même. Une des possibilités pour ce faire consiste à associer des images à ce qu'on ressent: si c'était la musique d'un film, quel genre de film ? quelle genre de scène, dans quel paysage ? Cette méthode se montre souvent bien plus fertile pour arriver à parler de la musique que celle qui consiste à apposer des épithètes ou des jugements de valeur.

Pour ceux qui manqueraient d'imagination, et nul doute qu'ils doivent être plutôt rares parmi nos lecteurs, voici un extrait de ma note de programme qui livre de succintes indications sur mon univers mentale quand j'écrivis cette pièce:

Khronos dépeint la naissance du Temps, à travers les combats furieux des Dieux et des Titans. Lorsque l'énergie sauvage de cette pièce faiblit un peu, on croit apercevoir le début d'un monde fragile où l'homme aurait peut-être sa place.

Enfin, il me faut remercier tout particulièrement Jonathan Lago-Lago et Lena Kollmeier, deux brillants pianistes qui ont pris cette pièce à bras-le-corps, lui ont donné chair et sang, ainsi qu'une dimension véritablement symphonique et homérique. Je tiens aussi à remercier très chaleureusement Brigitte Foccroule, merveilleuse musicienne et grande spécialiste de la musique d'aujourd'hui, qui les a guidés dans leur travail avec enthousiasme et rigueur. Et Peter Vizard, directeur du conservatoire du XVe arrondissement, pour m'avoir invité au Week-end du clavier contemporain.

Voici donc un extrait de Khronos, par Jonathan Lago-Lago et Lena Kollmeier, enregistré en concert le 3 février dernier au conservatoire Chopin de Paris:

Fichier audio intégré

Cette pièce sera bientôt donnée à Liège, en juin prochain, dans la salle philharmonique.

vendredi 1 février 2013

Création de Khronos pour deux pianos: c'est demain

Demain 15 heures au conservatoire du XVe, comme annoncé.

De l'alto, vraiment ? Mais c'est ignoble !

Annexe du Tribunal de Trifouillis-les-Champagnettes. Salle des Affaires Familiales numéro 4. La juge Marceline Desbordes-Tammère ajuste ses lunettes rouge vif sur son nez.

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mercredi 30 janvier 2013

Lutoslawski par Zimerman

Entendu salle Pleyel vendredi dernier, le concerto pour piano de Witold Lutosławski par l'interprète pour qui ce concerto a été écrit: Krystian Zimerman. Pour résumer mes impressions: que du bonheur, vraiment. Quelle richesse de couleurs et de timbres dans cette partition ! Une partition exigeante certes, qui laisse bien souvent les pupitres de l'orcheste de Paris à découvert, mais quel bonheur pour l'auditeur ! Et j'ai trouvé assez touchant de voir le grand Zimmerman laisser de côté la posture du pianiste romantique pour suivre le chef (Paavo Järvi), compter ses mesures, tourner ses pages et prendre ses départs comme n'importe quel musicien de l'orchestre. Accepter de prendre sa place dans cette belle vision symphonique dont il est la clé de voûte mais pas la diva. Quand l'humilité et l'enthousiame se conjugent avec l'excellence, le résultat musical est à la hauteur, et le public de la salle Pleyel devait penser comme moi car il a rappelé le pianiste pas moins de cinq fois avec force bravos (sans pour autant obtenir de bis, ce que l'on peut aisément pardonner au pianiste polonais eu égard à la difficulté du concerto). On trouve plusieurs versions potables de ce concerto de Lutosławski sur ioutioube, je ne saurais trop recommander à nos lecteurs curieux d'y jeter un coup d'oreille.

En deuxième partie c'est une Symphonie Pastorale de Beethoven sans grande surprise mais sans aucun déplaisir. L'orchestre connaît si bien cette partition (et nous aussi du reste) qu'un chef d'orchestre n'est gère indispensable à vrai dire. Paavo Järvi peut donc se concentrer sur les gestes expressifs, ce qu'il fait plutôt bien même s'il cabotine un peu par moments, et les musiciens le suivent avec un enthousiasme non dissimulé et communicatif. On s'ennuie bien un peu dans le deuxième mouvement, andante molto moto, mais la responsabilité en revient surtout à ce cher Ludwig qui a un peu trop allongé la sauce ou plutôt la sieste au bord du ruisseau. On se réveille lors du scherzo et de sa danse paysanne. On se réjouit comme à chaque fois de voir les contrebassistes s'agiter comme des fous dans l'orage qui est une véritable leçon d'orchestration (pas mal pour quelqu'un qui était déjà au trois quarts sourd lorsqu'il a rédigé cette partition). Et le chant de triomphe qui suit l'orage me donne tout simplement les larmes aux yeux.

mardi 29 janvier 2013

Comme le marinier...

Comme le marinier que le cruel orage,
A long temps agité dessus la haulte mer,
Ayant finalement la force de ramer
Garanty son vaisseau du danger du naufrage,

Regarde sur le port, sans plus craindre la rage,
Des vagues ny des vents, les ondes escumer :
Et quelqu'autre bien loing, au danger d'abysmer,
En vain tendre les mains vers le front du rivage :

Ainsi mon cher Morel, sur le port arresté,
Tu regardes la mer, et vois en seureté
De mille tourbillons son onde renversee :

Tu la vois jusqu'au ciel s'eslever bien souvent,
Et vois ton Dubellay à la mercy du vent
Assis au gouvernail dans une nef persee.

dubellay1.jpg

Joachim Du Bellay, Les Regrets (édition d'Albert-Marie Schmidt pour la bibliothèque de la Pléiade)

(avec une dédicace à François Gabart)

samedi 26 janvier 2013

Khronos pour deux pianos au 6e week-end du Clavier Contemporain

Léna Kollmeier et Jonathan Lago-Lago joueront mon Khronos pour deux pianos au 6e week-end du Clavier Contemporain du Conservatoire Frédéric Chopin. Ce sera la toute première audition publique de cette pièce (la première en France tout du moins car la pièce a été jouée à Liège dans le cadre de la classe de musique de chambre du conservatoire).

khronos1.png

Cela festival dédié au piano contemporain a se passe dans le cadre d'un festival franco-flamand les 2 et 3 février 2013 où l'on pourra entendre également des oeuvres de Fourgon, Pousseur, Ledoux, de Leeuw, Mernier, et bien d'autres.

Khronos est la première partie de mon Triptyque pour deux pianos, commencé en 2009, dont Pascal Devoyon et Rikako Murata ont créé la partie centrale. C'est une pièce ambitieuse qui m'a donné beaucoup de fil à retordre, dans laquelle se produit une sorte de choc entre une musique assez française, délicate, impressioniste d'une part et une musique beaucoup plus primitive et brutale - moderne en somme - d'autre part. Cette pièce est très exigeante pour les interprètes, et je dois dire que le travail réalisé par Léna Kollmeier et Jonathan Lago-Lago pour cette toute première audition de Khronos est très impressionnant.

Outre ma pièce qui sera jouée samedi à 15 heures, je recommande particulièrement le concert de gala de l'excellent Jay Gottlieb le samedi à 20 heures. Le programme détaillé est sur le site du Conservatoire

khronos2.png

Résumons:

Samedi 2 février à 15 heures

Création de Khronos pour 2 pianos de Patrick Loiseleur

Conservatoire Chopin du XVe arrondissement

43 rue Brague (métro Pasteur)

Concert gratuit sur réservation (01 42 73 15 32)

Venez nombreux !

mardi 15 janvier 2013

Baise m'encor

Baise m'encor, rebaise moy et baise :
Donne m'en un de tes plus savoureus,
Donne m'en un de tes plus amoureus,
Je t'en rendray quatre plus chaus que braise.

Las, te pleins tu ? ça que ce mal j'apaise,
En t'en donnant dix autres doucereus.
Ainsi meslant nos baisers tant heureus
Jouissons nous l'un de l'autre à notre aise.

Lors double vie à chacun en suivra.
Chacun en soy et son ami vivra
Permets m'Amour penser quelque folie:

Toujours suis mal, vivant discrettement,
Et ne me puis donner contentement,
Si hors de moy ne fay quelque saillie.

gustav_klimt_le_baiser.jpg

(Louise Labé, Sonnet XVII, 1545-1555.
Illustration: Le baiser, Gustav Klimt, 1906)

vendredi 4 janvier 2013

Avant-première des Petites Suites Parmi les Plus Taciturnes de Frederico Alagna

Une invitation de Frederico Alagna:

Chers amis et collègues
très bonne année à toutes et à tous
 
Samedi 12 janvier prochain à 17h30
ambiance d'avant première à l'Atelier Delrico
 
création du cycle de mélodie françaises contemporaines
"PETITES SUITES PARMI LES PLUS TACITURNES"
musique de Frédérico ALAGNA-Eric DE FORT
suite poétique de Aurélie LOISELEUR
 
pianiste: Thomas SAGHEZCHI-MALLET
soprano: Valéria ALTAVER
baryton: RITTELMANN
récitant : Frédérico ALAGNA

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Venez découvrir une oeuvre contrastée, tout en clair-obscurs,
loin des "sucreries" qui ont innondés ces périodes de fin d'année!!!
 
le concert sera accompagné d'une exposition/vente
d'estampes originales de
Fra DELRICO
(photoestampe, prose et encre de chine sur papier arche)
 
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ATELIER DELRICO
à 20 min de Paris gare du Nord
RER E direction Chelles, descendre à BONDY
puis tramway (5 stations) descendre à LES-PAVILLONS-SOUS-BOIS
à 1 minute à pied de l'atelier au
4 avenue THIERS Le RAINCY
 
ENTREE LIBRE
Petites-suites_AFF.jpg

Veilleurs Meuh

Les artistes en lutte, les amateurs de sax dans les guerres, les flûtes sans pair vous présentent leurs meilleurs voeux. Ne restez pas sans cesse à fouiller comme ça ! Vous fouillerez six cors en 2013, vous baisserez mais sans les user. 

Bonne année à tous les gus !

lundi 17 décembre 2012

Du miel pour les oreilles

J'avais fait un peu de publicité dans ce journal pour le cycle Beethoven / Schönberg / Boulez du quatuor Diotima aux bouffes du Nord. Ayant eu la chance d'écouter un des concerts en vrai, et une bonne partie des autres à la radio et en pot-de-caste, je ne peux que me féliciter de l'avoir chaudement recommandé à nos lecteurs.

Le choix du programme était une triple intégrale, en quatre concerts: celle des derniers quatuors de Beethoven, celle des quatre quatuors de Schönberg qui résument si bien son parcours artistique, et celle du Livre de Boulez dans sa révision toute récente de 2011 / 2012. Un programme des plus exigeants: c'est un peu l'Everest par la face Sud-Ouest, et sans oxygène.

Comment résumer mes impressions ? Un pur plaisir. Un régal de gourmet pour les oreilles, et du miel pour l'intellect, à moins que ça ne soit l'inverse. Les Bouffes du Nord ont la dimension idéale pour le quatuor à cordes. En voyant ce grand espace vide derrière les instrumentistes, je craignais que le son ne se perde un peu. Ce n'est pas le cas, on entend très distinctement les quatre voix chanter, et l'espace derrière la scène apporte une petite touche de réverbération discrète mais confortable. Quant au jeu des Diotima, comment le décrire sans accumuler les superlatifs ? S'il fallait le résumer d'un seul mot, je choisirais plutôt un substantif qu'un adjectif: équilibre. Équilibre entre la grande précision technique   et le naturel du jeu; entre le respect de la partition et l'engagement des interprètes; entre la puissance des émotions exprimées et le contrôle de celles-ci; équilibre aussi entre les quatre instruments, fruit d'un long travail en commun. 

Devant le travail bien fait comme ça, on se trouve un peu à court de mots. On a juste envie de la boucler et d'admirer en silence. À la fin du Quatorzième de Beethoven, je ressentais un tel bien-être que je n'avais tout simplement pas envie d'applaudir. Quelle stupide idée que d'exprimer son contentement par ces battements de mains vulgaires et bruyants qui me font invariablement penser à une chasse d'eau . Je crois que Debussy lui aussi s'insurgeait contre la pratique barbare des applaudissements, sans succès.

Une des choses qui me touchent le plus dans les quators tardifs de Beethoven, maintenant que j'y reviens après les avoir intensivement fréquentés dans mon adolescence, au point d'en connaître presque chaque note, c'est la façon dont le discours se fragmente. Beethoven atomise son propre style musical: il fait exploser les phrases en cellules, et la forme générale quatuor en mouvements brefs mais enchaînés et connectés entre eux. Le silence devient envahissant, presque comme un cinquième interprète par moments. Les phrases s'interrompent, elles sont suspendues en l'air, nues, vives et tranchantes. La distinction entre mélodie et accompagnement est abolie, il n'y a plus que quatre voix qui s'expriment avec la liberté que permet la maîtrise absolue du contrepoint. 

C'est le même mouvement qu'a poursuivi Schönberg, en se débarassant du système tonal qui n'apportait plus rien à l'expression. Une fois qu'on a renoncé à rechercher les fonctions tonales auxquelles notre oreille est fort accoutumée (surtout si on souffre de classiquite aigüe non diagnostiquée), qu'on a un peu pris l'habitude d'écouter chaque intervalle pour soi-même, en dehors de toute référence à un ton principal, alors on distingue mieux les lignes mélodiques chez Schönberg. Tel que c'est joué par les Diotima en tout cas c'est limpide et très expressif. On comprend très intuitivement ce procédé qui vise à construire la mélodie et l'accompagnement avec les mêmes matériaux, qui se rapproche du contrepoint traditionnel à cela près que les cadences et autres formules tonales sont systématiquement évités au lieu d'être systématiquement recherchées.

Chez Boulez c'est encore bien plus radical car les lignes mélodiques disparaissent tout à fait, ainsi que les rythmes réguliers. Il n'y a plus que des points et des lignes (ou si l'on préfère des phrases musicales limités à deux notes). L'atomisation commencée par Beethoven et poursuivie par Schönberg atteint son paroxysme. Soixante ans plus tard la radicalité de cette approche est toujours manifeste, même s'il faut bien reconnaître qu'elle ne choque plus grand-monde, et que nos oreilles se sont habitués à des outrages plus graves encore. 

Paradoxalement, la discipline de fer imposée par le sérialisme généralisé (qui n'a duré que quelques années, de 1950 à 1955 en gros) a créé un espace de liberté énorme pour la musique dans le demi-siècle qui a suivi, en atomisant tous les modèles établis. Il faut prendre les oeuvres de Boulez et Stockhausen dans les années 1950 pour ce qu'elles sont: des bâtons de dynamite. En faisant sauter les cadres établis, ils ont élargi quasiment jusqu'à l'infini les moyens d'expression des musiciens. Grâces leur soient rendues pour cette liberté qu'ils ont légué à leurs successeurs, et qui est tellement grande qu'elle effraie une majorité de compositeurs encore aujourd'hui.

Grâces soient rendues en tout cas aux musiciens quatuor Diotima pour le défi qu'ils ont accepté et relevé haut la main et le plaisir qu'ils nous ont donné sans compter. À quand une intégrale Bartok-Janaček-Ligeti ?  

vendredi 14 décembre 2012

L'anti-accord absolu

Le rôle des dissonnances, la place à accorder à un système tonal moribond que le chromatisme post-wagnérien avait poussé dans ses derniers retranchaments, la refondation d'une musique moderne avec le système sériel ou les modes à transposition limitée, voilà les questions qui ont agité les compositeurs avant la deuxième guerre mondiale. Les polémiques qui ont fait rage jusqu'aux années 40, les expérimentations autour du système tonal (avec la poly-tonalité de Darius Milhaud par exemple ou la tonalité élargie d'Hindemith qui fusionnait les modes majeur et mineur) sont maintenant loin derrière nous. C'est en tout cas mon intuition, ce que j'écrivais dans un précédent billet intitulé qu'est-ce que la musique tonale ? La musique tonale est morte et enterrée depuis une soixantaine d'années. Même les compositeurs qui se réclament ouvertement de la "nouvelle consonnance", s'ils utilisent les triades et septièmes héritées du système tonal, ne respectent en général pas les fonctions tonales, c'est à dire les règles du jeu qui ont perdu toute force contraignante car notre oreille collective a évolué. Nous avons écouté le Sacre du Printemps de Stravinsky, le Marteau sans maître de Boulez, le Requiem de Ligeti et le très réjouissant Helikopter-Streichquartett de Stockhausen; qu'on les aime ou pas, ces pièces sont rentrées dans la mémoire collective. Même la musique du cinéma hollywoodien, pourtant hyper conservatrice et nourrie de clichés, tient compte de ces apports, de l'élargissement inéluctable des moyens d'expression.

C'est pouquoi les débats autour de la question de la dissonance (ou de questions connexes comme la forme Sonates par rapport aux formes libres) me font aujourd'hui sourire car ils sont un peu datés. Ils ont deux ou trois trains de retard... après 1945, une autre révolution a eu lieu: celle du son. Les musiciens ont cessé d'écrire et de raisonner avec des notes pour travailler avec des sons. L'essor de la musique concrète puis électo-acoustique avec des pionniers comme Pierre Henry ou Pierre Schaeffer (bien vite rejoints par de grands noms comme Xenakis ou Stockhausen) a replacé ces polémiques sur la dissonance dans le contexte étroit et l'horizon borné qui était le leur. Les sons inharmoniques c'est à dire ceux qu'on ne peut pas associer avec une note de la gamme, comme les percussions ou les sons enregistrés, ont soudainement gagné leur lettres de noblesse, acquis le droit de véhiculer des émotions comme les sons nobles hérités de la tradition, le "beau son" du violon ou de la voix travaillés de façon traditionnelle.

L'instrumentarium s'est d'un seul coup élargi à l'infini. Tout ce qui était capable de produire un son est devenu instrument de musique potentiel. La recherche expérimentale de nouveaux sons s'est bien sûr heurté à de nombreuses difficultés. L'intérêt limité que peut susciter les sons produits par des objets non prévus à l'origine pour la musique peut conduire à multiplier les instruments au risque d'arriver à un catalogue de sons exotiques que l'auditeur aura bien du mal à connecter entre eux pour raconter une histoire. Car la musique, quelle que soit les moyens employés, vise toujours à transmettre des émotions et à raconter une histoire. Ce risque apparaît nettement dans une pièce de John Cage comme Water Walk en 1960 :

Ces valeureux pionniers ont été beaucoup moqués, on en retrouve une trace dans un film comme Les tontons flingueurs (vers 9:50 dans l'extrait ci-dessous), je vous laisse admirer la finesse des dialogues d'Audiard avec des expressions comme 'l'anti-accord absolu ou encore la musique des sphères (appliquée à une installation à base de robinets et de divers corps résonnants):

Toujours dans le registre de la comédie, et plus proche des musiques populaires, on garde en mémoire la performance du jeune Daniel Prevost dans le film Le Concierge de 1973. Il utilise des sons enregistrés (des cris notamment), attaque le clavier de son synthétiseur avec les poings, les avant-bras et surtout avec un enthousiasme très communicatif.

Il semble bien que ce goût pour l'aventure, la nouveauté, le bizzare ou même le scandaleux qui caractérisait les trente glorieuses (de la fin de la guerre au choc pétrolier de 1973 en gros) ne soit plus qu'un lointain souvenir. De nos jours, avec le système des "tremplins" par exemple (une sorte de parrainage d'un jeune compositeur par un autre déjà reconnu et installé) fait que même les représentants officiels de l'avant-garde semblent se figer dans une forme subtile de conservatisme, en se refusant à eux-mêmes le droit de changer de manière d'être avant-gardiste. Quant aux réacs officiels et assumés, ils se frottent les mains et n'en finissent pas depuis vingt ans de répéter à qui veut l'entendre que "le contemporain c'est fini". Pas sûr que le public qui boude par principe tout ce qui est nouveau (y compris quand ça n'est pas très novateur) s'intéresse pour autant à leur musique...

Cette époque apparamment bien tristounette où la musique, que Jacques Attali voit comme une belle phrophétesse toujours en avance sur son temps, semble se replier sur son passé, est paradoxalement un âge d'or pour les compositeurs. Au moins pour ceux qui n'auront pas peur d'affirmer haut et fort leurs choix, d'utiliser avec liberté et sincérité l'immense palette mise à leur disposition par le travail des courageux pionniers du XXe siècle. Cette liberté si grande des compositeurs aujourd'hui est un peu effrayante, mais aussi très grisante et merveilleusement excitante. Et si la majorité des instruentistes formés dans les Conservatoires sont assez hostiles au contemporain, la minorité d'interprètes aussi talentueux que motivés suffit largement à notre bonheur. Je n'échangerai certainenement pas ma place pour celle d'un Kapellmeister du XVIIIe siècle. Même si la perspective de serrer la pince du grand Jean-Sébastien ou de l'entendre improviser à l'orgue paraît bien séduisante...

dimanche 9 décembre 2012

Où l'on reparle du pupitre électronique

Il y a quatre ans déjà, nous évoquions dans ce journal quelques prototypes de pupitres électroniques. Après le quatuor Tana, c'est maintenant le philharmonique de Bruxelles qui s'y met, non avec des appareils spécialement développés pour servir de pupitres électroniques mais avec des tablettes de marque coréenne. Le stylet associé permettra même de noter des coups d'archet ou autres indications. Nos amis belges semblent décidément à la pointe de la technologie...

Pour un orchestre pro qui donne une centaine de concerts par an, l'enjeu est tout simplement de faire des économies sur les milliers de pages par musicien et par an avec les coûts associés (stockage, impression, copies ou location). Il y a bien souvent un poste de bibliothécaire à plein temps dans les orchestres symphoniques.

Comparée au support papier, si la tablette n'a pas que des avantages (la taille et surtout la résolution de l'écran, la possibilité d'une panne de batterie ou d'un bug), elle n'a pas que des défauts non plus. Ainsi le rétro-éclairage s'il est paramétré correctement peut rendre la lecture plus facile. Les "tournes" de page peuvent être également plus faciles où même gérées par une pédale ce qui permet à l'instrumentiste de garder les doigts sur l'instrument. Bref, il faut voir ce que ça donne à l'usage, mais je gage qu'après un temps d'adaptation, les musiciens bruxellois seront aussi à l'aise avec leurs tablettes qu'avec de bonnes vieiles partitions papier, lesquelles ne disparaîtront pas en un jour de toute façon.

Maintenant, il ne reste plus qu'à moderniser tant soit peu le répertoire...

lundi 3 décembre 2012

Allégeance (René Char)

ALLÉGEANCE

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus : qui au juste l'aima ?

Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.

pont_des_arts.jpg

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. À son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peu lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas ?

René Char, Fureur et Mystère (1947)

crédits photo: arts mots nid

jeudi 29 novembre 2012

Laisse-moi pleurer

Laisse-moi pleurer

Sort cruel qui est le mien

Et aspirer à la liberté

Puisse le chagrin briser

Les chaînes de ma souffrance

Par pitié

mardi 27 novembre 2012

Beethoven, Schoenberg, Boulez par le quatuor Diotima aux bouffes du Nord

Organisé par l'association ProQuartet, le cycle Beethoven / Schoenberg / Boulez du quatuor Diotima se poursuit aux Bouffes du Nord. Un programme aussi passionnant qu'exigeant, puisqu'il réunit les derniers quatuors du grand Ludwig van, les quatre quatuors d'Arnold Schoenberg, et l'intégrale du Livre pour Quatuor de Pierre Boulez dans sa révision de 2011/2012. A l'heure où j"écrit ce billet, il reste encore deux dates et quelques places disponibles semble-t-il, le dimanche 2 décembre et le lundi 10 décembre prochain.  On ne saurait trop recommander à nos lecteurs, qui sont des mélomanes aussi curieux qu'exigeants, de saisir l'occasion rare qui se présente à eux. À bon entendeur, salut.

vendredi 16 novembre 2012

Olivier Greif par Emanuelle Bertrand

Ce matin sur France Musique, la violoncelliste Emanuelle Bertrand parlait du compositeur Olivier Greif, disparu en 2000, dont elle était assez proche, et dont elle défend la musique avec la chaleur et l'engagement qui la caractérisent. Une émission que je vous invite à revoir et réécouter en suivant ce lien. Avec son inimitable sourire, elle y raconte notamment la très émouvante histoire du "poilu", un violoncelle fabriqué pour Maurice Maréchal par deux ébénistes avec des morceaux de récup' dans les tranchées en 1914-1918.

samedi 10 novembre 2012

Sibelius: mort d'un logiciel

Comme on l'a appris récemment sur le site sibeliususers.org, l'équipe de développeurs de Sibelius qui avait été licenciée sans ménagement par la holding Avid (laquelle avait racheté Sibelius à ses fondateurs en 2006), a été embauchée par Steinberg (filiale de Yamaha).

C'est bien sûr une bonne nouvelle pour les développeurs, ainsi que pour les utilisateurs de Steinberg, bien qu'on ne sache pas encore si la firme si l'inventeur du standard VST compte améliorer l'éditeur de partitions intégré à Cubase ou développer un produit indépendant. Ça n'est pas une bonne nouvelle pour les utilisateurs de Sibelius, qui devront sans doute faire leur deuil de leur éditeur de partitions préféré. Les financiers qui dirigent Avid n'ayant pas compris que c'est l'équipe d'experts qui fait la valeur d'une projet logiciel, et non le code source, ce beau produit est condamné à stagner ou à régresser face à la concurrence.

Dans un message publié sur Facebook, Derek Williams annonce la fin de la campagne de communication des utilisateurs de Sibelius à l'intention du management d'Avid, assorti de commentaires personnels non sans pertinence. Il remarque notamment que les fichiers créés avec des logiciels des années 1990 sont impossibles à ouvrir avec les outils disponibles aujourd'hui, et que le papier reste le support le plus durable et robuste pour conserver la musique. (le fichier PDF arrive sans doute en second, NdPapageno). Et souhaite que les nouveaux outils développés par Daniel Spreadbury et son équipe utilisent un format de fichiers ouvert et standardisé comme MusicXML (lequel est supporté par les dernières versions de Sibelius et Finale, mais aussi par Musescore, qui est gratuit, open source et fonctionne très bien quoiqu'il reste moins puissant que les deux logiciels commerciaux déjà cités).

On ne peut que l'approuver, tant la pérennité des documents électroniques et les formats propriétaires sont antinomiques. Les petites mains dans les maisons d'édition, qui s'arrachent les cheveux en essayant sans succès d'ouvrir un document sauvé par la version australienne de Word 97 avant de finalement re-scanner le document imprimé, en savent quelque chose.

Aujourd'hui comme hier, le seul combat qui compte pour les utilisateurs est la défense des formats ouverts et des standards qui permettent que les précieux fichiers ayant coûté à leurs auteurs des centaines ou des milliers d'heures de travail restent disponibles dans le futur. Payant ou gratuit, aucun logiciel ne devrait utiliser de format de sauvegarde qui ne serait pas publiquement documenté et par conséquent facilement accessibles avec d'autres logiciels présents ou à venir. 

jeudi 8 novembre 2012

Au revoir, monsieur Carter

Le compositeur américain Eliott Carter nous a quitté tout récemment. Il avait 103 ans et travaillait encore. Ses pièces récentes comme le Figment IV pour alto écrit à cent ans passés, que j'ai eu le plaisir de travailler pour le présenter au conservatoire de Liège, témoignent d'une étonnante vitalité. 

Sa musique sans concession, résolument moderne et souvent aggressive, proche du style boulézien (Carter ne cachait pas son amitié et son admiration pour Pierre Boulez), reste encore peu connue en dehors des cercles dédiés à la musique contemporaine. Mais ses détracteurs auraient tort sans doute de prédire qu'elle passera de mode. Les qualités évidentes de cette musique survivront au temps, et le courant esthétique qu'elle représente si brillamment, après avoir été vigoureusement combattu par les tenants d'autres courants esthétiques, comme toujours, prendra sa place parmi les classiques. Comme celle de Schoenberg qu'on entend aujourd'hui partout dans le monde et qui choque davantage les organisateurs de concert, restés très frileux, que le public, souvent bien plus ouvert qu'on ne le pense. 

Parmi les hommages publiés sur la toile, il y a celui de Classiques d'aujourd'hui, de  LibéCulturebox, ainsi qu'une biographie plus complete sur le site musicologie.org. Nos lecteurs anglophones peuvent également consulter la nécrologie du NY Times, le blog de Jessica Duchen ou bien sûr Fuck Yeah ! Eliott Carter qui joue sur l'humour et un ton décalé pour inviter les lecteurs... à écouter la musique de Carter.

vendredi 2 novembre 2012

Une sonate de Beethoven oubliée mais pas inoubliable

Trouvé dans le magazine anglais Gramophone, l'histoire d'une sonate pour piano inédite de Beethoven. Reconstruite par un pianiste néerlandais du nom de Cees Nieuwenhuizen à partir de brouillons, elle serait antérieure à la sonate n°1 en Fa mineur opus 2. Je ne peux pas vraiment juger à quel point la reconstruction est fidèle au texte, mais l'extrait publié sur ioutioube me fait davantage penser à un pastiche d'un goût douteux, pas très bien joué de surcroît. Mon impression est que s'il avait jugé ce brouillon digne d'intérêt, Ludwig van n'aurait pas manqué de le remettre au propre pour le proposer à un éditeur. Les pièces pour clavier seul étaint déjà à l'époque l'activité la plus rentable pour un éditeur, car peu chères à éditer et plus facile à vendre que des quatuors ou des symphonies.

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Quoi qu'il en soit, nous disposons déjà 32 sonates publiés et corrigées par Beethoven lui-même, et quelques douceurs supplémentaires comme les variations Diabelli ou les réductions des symphonies par Liszt. C'est plus que suffisant pour faire le tour du bonhomme et de son talent sans avoir besoin d'exhumer de vieux brouillons sans grand intérêt. Le plus célèbre sourd de l'histoire de la musique aurait été bien inspiré de détruire lui-même tous ses brouillons, comme l'a fait un certain Johannes Brahms un demi-siècle plus tard !

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