Il y a quelque temps nous avions cherché une bonne définition de la musique atonale. La meilleure étant sans doute c'est une musique qui n'est pas tonale
, il ne reste qu'à définir la musique tonale. On la définit souvent par référence aux accords parfaits majeur et mineur, mais ça n'est pas suffisant. Beaucoup de morceaux de musique pop dont l'harmonie n'est qu'une succession de triades majeures ou mineures (avec parfois une septième) ne sont pas de la musique tonale à proprement parler. Par ailleurs, chez les compositeurs comme Philippe Hersant qui sont qualifiés avec mépris de "néo-tonaux", les éléments du langage tonal, lorsqu'ils sont présents, ne présentent pas ce caractère de nécessité absolue qu'on trouve dans la musique de Hadyn ou Mozart par exemple. En ce sens, il est juste de dire que la musique tonale est bel et bien devenue une langue morte depuis une centaine d'années environ. Quel compositeur aujourd'hui se sent obligé de préparer et de résoudre les septièmes et les neuvièmes, de moduler selon le cycle des quintes, d'éviter les mouvements parallèles ? Aucun, car l'oreille contemporaine s'est habituée à la musique atonale, à la musique "tonale faible" (où les règles se relâchent), à la musique "tonale chromatique" (Wagner et les post-romantiques).
Reste que si la musique tonale n'est plus ce qu'elle était, elle a exercé un suprématie sans mélange sur la musique occidentale de Monteverdi à Debussy, c'est à dire de 1600 à 1900 environ. Tout comme le christianisme dans l'histoire européenne, on ne peut pas ignorer son existence. De quoi se compose-t-elle au juste ? Pour moi, les piliers de la musique tonale sont, dans l'ordre:
- la tonique (c'est à dire l'existence d'un ton principal)
- la gamme (majeure ou mineure)
- les accords parfaits majeurs et mineurs, leurs renversements, les septièmes et neuvièmes
- le total chromatique (c'est à dire la division de l'octave en 12 demi-tons égaux)
L'existence d'une note fondamentale appelée
tonique est indispensable mais pas suffisante car on la trouve également dans les musiques modales européennes et extra-européennes.
Après la tonique, c'est donc bien
la gamme qui définit la musique tonale dont l'évènement fondateur est précisément la simplification des modes dits
ecclésiastiques
hérités du Moyen-Âge et la convergence vers deux modes seulement: majeur et mineur. La gamme tonale comporte sept notes, également appelés degrés, numérotés de I à VII, le premier degré étant la tonique. Un pré-supposé implicite mais fondamental de la musique tonale est que deux sons séparés d'une octave sont deux représentants de la même note. Ainsi la gamme se termine par le retour au premier degré, transposé d'une octave (do, ré, mi, fa, sol, la, si, do). Issue du mode dorien, la gamme majeure possède plusieurs propriétés remarquables:
- Elle contient les consonances simples comme la quinte (correspondant à un rapport de 3/2 entre les fréquences), la quarte (4/3), la tierce, la sixte
- Ses degrés sont séparés par deux types d'intervalles seulement: tons et demi-tons
- Elle est asymétrique (contrairement aux modes de Messiaen): la seule transposition de la gamme qui permet de retrouver les mêmes degrés est l'octave.
La gamme mineure est plus complexe, car elle comporte deux degrés mobiles (les VI et VII) et par conséquent pas moins de quatre gammes sont en fait appelées mineures: le mineur ascendant (ré mi fa sol la si do# ré), descendant (ré do si b la sol fa mi ré), mélodique (ré mi fa sol la si b do # ré) et naturel (ré mi fa sol la si b do ré). Ces quatre variantes sont toutes asymétriques, et contiennent la quarte et la quinte du ton principal, comme la gamme majeure.
Les
accords parfaits sont tirés des notes de la gamme. Ainsi l'accord parfait majeur (do-mi-sol) est constitué des degrés I, III, et V. C'est un accord asymétrique où chaque degré joue un rôle particulier: tonique, tierce, dominante. Comme nous l'avons dit, en musique tonale n'importe quelle note peut être transposée d'une octave sans changer de nom et de fonction. Ainsi n'importe lequel des degrés I, III, V peut être placé à la basse d'un accord parfait. On parle de
renversement lorsque les degrés III ou V sont à la basse. Les
accords de septième sont eux aussi intégrés aux notes de la gamme, comme la septième de dominante (sol-si-ré-fa ou V-VII-II-IV) ou les autres septièmes appelées septièmes d'espèce. Ce sont des accords à quatre sons constitués de trois tierces empilées.
En musique tonale, toutes les harmonies sont basées sur les accords parfaits, les septièmes et leurs renversements. Toute exception doit être dûment justifiée et documentée par les analystes comme note de passage, appogiature, syncope, échappée, retard, etc. La réalisation d'enchaînements harmoniques n'utilisant que les accords parfaits, les septièmes et leurs renversements forme toute la matière de centaines de traités d'harmonie. C'est dire si les possibilités offertes par l'harmonie tonale sont vastes, mêmes si elles sont limitées au départ par construction. C'est Richard Wagner qui avec le fameux
accord de Tristan
a sonné le glas des espérances que pouvait avoir l'harmonie tonale pour expliquer et analyser tous les accords possibles. Les violentes critiques qui décriaient sa musique comme
atonale
étaient donc parfaitement fondées. Mais nous reviendrons à l'accord de Tristan dans un autre billet.
Quoique succincte, on pourrait estimer notre description de la musique tonale comme complète, mais il n'en est rien. Une possibilité essentielle de la musique tonale, depuis le tout début, est celle de
moduler, c'est à dire se déplacer d'un ton principal à un autre. Les modulations les plus faciles sont celles qui vont vers les
tons voisins, à une quinte de distance de la tonique. Il suffit de changer une note de la gamme d'un demi-ton pour moduler dans un ton voisin (par exemple on passe de do à sol en changeant le fa en fa#). Mais d'autres modulations sont possibles, et l'histoire de l'harmonie tonale est aussi celle de la conquête progressive de raccourcis permettant de bondir de n'importe quel point du cycle des quintes à n'importe quel autre. Les riches possibilités offertes par la modulation sont la contrepartie de la simplification des modes en deux modes seulement. L'espace dans lequel les modulations se déroulent est le
total chromatique, c'est à dire la division de l'octave en douze demi-tons égaux. On peut l'obtenir de diverses façons, par exemple en re-découpant tous les tons entiers de la gamme en demi-tons (cela revient à ajouter les touches noires à un clavier de piano qui ne comporterait que des touches blanches). Il y a bien quelques subtilités qu'on ne va pas détailler ici, comme la différence entre la quinte juste (3/2 = 1,5) et la quinte tempérée (2 puissance 7/12 = 1,4983).
En fait, même en dehors des possibilités de modulation, les 12 demi-tons sont constamment utilisés en musique tonale. Les 5 demi-tons qui ne figurent pas dans la gamme servent à déclencher des modulations, mais aussi à apporter un peu de piment harmonique ou de souplesse mélodique. Considérons par exemple les
variations sur "Ah vous dirais-je Mamam !" d'un certain W.A. Mozart. Le thème, en ut majeur, n'utilise que les notes de la gamme (les touches blanches du piano). Mais dès la première variation, Mozart utilise quatre des cinq touches noires (do#, ré#, fa#, sol#), et la cinquième sera utilisée dès la deuxième variation. On a vraiment besoin des 12 demi-tons pour jouer cette musique. Et cela est vrai dans toute la musique tonale. Les exceptions sont rarissimes. Il y a par exemple le mouvement lent du quinzième quatuor de Beethoven, qui comporte de longs passages sans aucune altération. Mais cet usage exclusif des sept notes de la gamme vise précisément à produire un effet archaïsant et une couleur modale.
La musique tonale est donc une musique dodécaphonique. Cependant, contrairement à la série de Schoenberg, elle s'organise autour d'un ton principal et donne à chacun des douze demi-tons un rôle, une place particulière, et le plus souvent un nom: dominante, sous-dominante, tierce, sixte, sensible, etc. Pour achever de se persuader de l'importance des 12 demi-tons dans la musique tonale, considérons les deux divisions symétriques de l'octave constituées de tierces identiques et empilées: la
quinte augmentée (do - mi - sol #) et la
septième diminuée (do - mi b - fa # - la). A strictement parler, ces deux accords sont a-tonaux car
- Ils ne sont pas intégrés au sept notes de la gamme majeure
- Ils n'ont pas de fondamentale (car ils sont totalement symétriques et donc équivalents à tous leurs renversements)
On les trouve pourtant dans toute la musique tonale, Rameau, Bach, Beethoven, Liszt... les raisons de leur intégration dans le catalogue des accords admissibles sont:
- leur construction par empilement de tierces (semblable à la construction des accords parfaits et septièmes)
- leur intégration possible aux notes de la gamme mineure (en ut mineur, on peut caser la quinte augmentée mi b - sol - si et la septième diminuée si - ré - fa - la b)
- moins avouable par les théoriciens mais tout aussi important: le fantastique levier qu'ils offrent pour construire des modulations audacieuses et suspendre temporairement la sensation de tonalité principale.
Dès le début, la musique tonale a donc hébergé en son sein et même accordé une place privilégiée à deux accords atonaux. D'une certaine manière, le ver était déjà dans le fruit...
Le système tonal est une merveilleuse construction intellectuelle collective, beaucoup plus riche et subtil qu'il n'y paraît car il articule ensemble trois éléments; les triades majeure et mineure, les gammes majeure et mineures, et le total chromatique. Les possibilité qu'il offrait par comparaison avec les modes ecclésiastiques étaient si étendues, le couleurs harmoniques si nouvelles et les combinaisons si nombreuses qu'il a été l'horizon insurpassable de tous les musiciens Européens pendant trois siècles. Est-t-il aujourd'hui défunt ? Oui, certainement, si l'on considère les centaines de chefs-d'oeuvres de musique atonale écrits au vingtième siècle. Non, si l'on considère les milliers de chefs-d'oeuvres de musique tonale, écrits avant ou pendant le vingtième siècle, et que l'on a toujours autant de plaisir à jouer et à entendre.
Plutôt que de parler de vie et de mort, ce qui n'a pas tellement de sens, je dirais plutôt que la musique tonale est
dépassée. Comme la physique classique a été englobée dans la physique relativiste, qui n'a pas invalidé ses lois mais en a proposé de plus générales, et montré leurs limites, la musique tonale a été englobée par un torrent d'innovations des compositeurs comme Scriabine, Varèse, Schoenberg, Messiaen, Murail et j'en oublie quelques centaines. La théorie de la musique qui permettrait de comprendre leur musique et la musique tonale dans une même perspective n'est pas encore écrite. A part peut-être le traité de composition écrit par Paul Hindemith en 1940, ou celui de Messiaen, je ne connais aucun livre qui traite de l'harmonie post-tonale. Il y en aurait pourtant, des choses passionnantes à dire sur le sujet !