Lu sur le blog de Djac
Baweur (le « blog qui sert à que dalle »), un très long
et néanmoins très intéressant article sur le thème « pourquoi
le classique c'est ringard ? ». Si j'en désapprouve
quelque peu les prémisses comme les conclusions, je recommande la
lecture de ce portrait fouillé et documenté de l'état de la
musique aujourd'hui.
Ce n'est pas, loin de là,
le premier article de journal qui déplore la maigre place de la
musique dite « classique » (qui en fait désigne une
grande variété de styles et d'époques, le style « classique »
viennois de Haydn, Mozart, Beethoven n'étant que l'un d'entre eux)
dans la vie culturelle de notre pays, au concert, à la télé. En fouillant les archives du Nouvel Obs ou du
Point des années 1980 ou
1990 on trouverait sans peine une foule d'articles développant les
mêmes arguments : il n'y a jamais de concert classique ou
d'opéra à la télé, à Berlin même les chauffeurs de taxis
sifflotent du Beethoven en vous conduisant à la célébrissime
Philharmonie, le système éducatif français est nul, on ne croise
que des vieux et des bourgeois Salle Pleyel, etc, etc. Citons par exemple Jacques Drillon (« La musique classique se meurt ») ou encore le coup de gueule de Jean-Pierre Rousseau (« Passion honteuse ? »).
Ce qui
fait le charme de ce billet est bien sûr le style inimitable de
l'ami Djac et aussi sa longueur inhabituelle qui lui permet de faire
le tour de toutes les explications possibles : culturelles,
sociales, pédagogiques, historico-religieuses, politiques,
financières... toutes sauf une : l'explication par la musique.
Il y a
en effet un pré-supposé très fort dans cet article comme dans tous les autres : celui que la musique classique
passionnerait certainement les foules si elles y avaient accès. Ce
billet à tonalité militante qui commence par une longue liste de
lamentations avant de laborieuses explications suivies d'une
conclusion nécessairement optimiste pose toutes les questions sauf
une : et si la musique classique était ringarde non à cause de
facteurs extérieurs comme la (désastreuse) politique culturelle de
la Mairie de Paris, mais à cause d'elle-même ? Et si Berlioz,
Hummel et Jean-Chrétien Bach avaient perdu leur sex-appeal
simplement parce qu'à 200 ans passés on n'est plus vraiment
séduisant même si on peut avoir gardé un certain charme ?
J'ai
déjà abordé le sujet sur le mode polémique (et ironique) dans ce
journal, mais il est temps d'y revenir de manière à mettre les
points sur les i. La musique savante occidentale vieillit, et elle
vieillit mal. En se coupant de ses compositeurs qui ont été
confinés dans des festivals dédiés au « contemporain »
dûment étiqueté et autres ghettos, elle s'est privée des moyens
de renouveler son répertoire et s'est transformée de musique tout
court en musique « classique ». Or les classiques
perdent leur capacité à nous parler lorsqu'ils ne peuvent plus
dialoguer avec les créations d'aujourd'hui. Imaginez un théâtre où
l'on ne jouerait plus que Molière et Racine, une littérature sans
romans de la rentrée, un cinéma où l'on ne regarderait que les
nanars des années 1940. Invraisemblable ? C'est pourtant ce qui
s'est produit dans les salles de concert et maisons d'opéra. Le philharmonique de Liège qui a passé pas moins de 8 commandes lors de la saison dernière pour fêter ses 50 ans fait figure d'exception. Par comparaison, les créations à l'Opéra de Paris lors des 10 dernières années se comptent sur les doigts d'une seule main.
La sclérose n'atteint pas que le répertoire, mais aussi toute
tentative de l'adapter, de le transposer, de l'interpréter au goût
du jour. La vogue des « instruments d'époque » de la
« musique ancienne » et des interprétations
« historiquement informées » condamne avec violence
toute relecture non conforme à un idéal d'authenticité absolue et
de fidélité maniaque voire fétichiste à la partition. Les
orchestrations de pièces pour orgue ou pour violon seul de Bach par
Leopold Stokowsky ? Beuark !! Les concertos
brandebourgeois au synthétiseur façon années 1960 par la très
brillante Wendy Carlos ? Horreur !! Les adaptations de
Bach, encore lui, au piano par Busoni ? Vade retro satanas !!
Rossini
pouvait très bien ajouter ou retrancher un numéro à ses opéras à
la dernière minute parce qu'un de ses chanteurs était malade, ou
encore transposer une aria pour qu'il mette davantage en valeur la
tessiture d'une prima donna. De nos jours on cherchera un
remplaçant au ténor qui provisoirement des difficultés avec son
contre-ut plutôt que lui permettre de chanter un ton plus bas. C'est
que la matière musicale qui était vivante et mobile à l'époque où
elle fut écrite est aujourd'hui morte et bien morte. Ce sont les
musiciens qui doivent s'adapter au répertoire et non l'inverse. De
même on voudrait que ça soit le public qui s'adapte à la musique
« classique » plutôt que l'inverse.
Oui,
la musique classique est ringarde. Elle est ringardissime, c'est sa
raison d'être. Elle a tout fait pour le devenir et le rester.
Pourquoi, dans ces conditions, s'étonner qu'elle n'intéresse qu'une
partie du public ? Si on a brûlé les clavecins en 1789 durant
la révolution française, doit-on être surpris que deux cents ans
plus tard la guitare électrique ait davantage la cote auprès dès
jeunes ? Trois cents ans après s'être lassé du son
asthmatique des violes de gambe, qui voudrait y revenir sinon les
nostalgiques du passé ? Faut-il vraiment s'inquiéter du fait
que ces nostalgiques (qui restent bien souvent de doux rêveurs assez
sympathiques en dépit d'un discours parfois agressif) soient
minoritaires ? Pourquoi les jeunes des années 2010 auraient-il
envie d'écouter autre chose que des chansons produites par des gens
de leur âge, qui parlent le même langage, ont les mêmes
préoccupations, expriment le même vécu ? Pour quelle raison
vibreraient-ils en écoutant les cantates de Bach alors qu'ils ne
sont ni Allemands ni luthériens et que le XVIIIe siècle se résume
pour eux à quelques chapitres dans leur cours d'histoire ? Pourquoi pleureraient-ils en écoutant La Traviata alors que Violetta évolue dans un monde (celui des grands bourgeois du XIXe) qui leur est étranger, dont les valeurs morales et les codes sociaux leur échappent ?
On
pourrait détailler d'autres causes secondaires de l'irrépressible
ennui qui envahit nos salles de concerts (ainsi le disque allié au
manque de renouvellement du répertoire, et le système des concours
qui tend à former des clones et même des robots plutôt que des
musiciens) mais la racine du mal c'est tout de même le conservatisme
qui va bientôt achever de tuer toute forme de créativité et
d'originalité dans la musique savante.
Bien sûr si on continue à jouer la musique de Bach aujourd'hui et à
l'aimer autant (quand on la connaît) c'est parce qu'on y trouve une
perfection du contrepoint, une liberté et une souplesse des lignes
mélodiques à l'intérieur de la plus grande rigueur harmonique ;
en un mot une beauté dont on ne se lasse pas. Ce critère (on ne
s'en lasse pas) pourrait même servir de définition à ce qu'est un
classique, dans tous les domaines de l'art. Mais il existe peut-être
d'autres manières de rendre culte aux classiques que nous aimons que
la reproduction scrupuleuse et historiquement informée au point
d'être fétichiste et privée de toute apparence de vie.
Ceux pour qui la musique est non seulement un métier mais aussi une
passion et qui cherchent des réponses à la question « pourquoi
la musique classique c'est ringard ? » seraient bien
inspirés de commencer par se regarder dans la glace. Car ce sont eux
les plus grands coupables. Coupables de manque d'imagination,
d'inventivité, de courage face au public. Coupables de n'avoir pas
chercher à dépasser la formation inévitablement scolaire qu'ils
ont reçue. Coupables de se contenter des partitions du catalogue, de
chercher à jouer plus ou moins « comme le disque ».
Mozart jouait du Mozart, Beethoven jouait du Beethoven et Liszt
jouait du Liszt. Ils ont souvent pris des risques et essayé de se
renouveler. En se contentant de jouer Mozart, Beethoven, et Liszt,
les musiciens d'aujourd'hui sont fidèles à la partition mais pas à
la tradition que ces glorieux ancêtres faisaient vivre. Les
violonistes comme Catherine Lara ou Didier Lockwood qui jouent leur
propre musique sont bien plus fidèles à cette tradition que ceux
qui se contentent de jouer les concertos du « répertoire ».
Et les
compositeurs, me direz-vous ? Ne seraient-ils pas bien inspirés
de se regarder le nombril eux aussi et de s'interroger sur leur rôle
dans la ringardisation de la musique savante et sa transformation
sclérosante en « classique » ? Peut-être sont-ils
coupables pour certains d'entre eux d'avoir accepté l'enfermement
dans le ghetto du « contemporain », et pour d'autres, de
se contenter des recettes de composition les plus éprouvées. Mais
la voie est étroite pour eux et le public comme les musiciens ne
leur pardonnent rien (ne parlons même pas des critiques qui sont
aussi méchants qu'ignorants). Ils ont tôt fait de ranger les
compositeurs dans l'une des deux catégories suivantes :
« néo-classique », autrement dit : ennuyeux et sans
intérêt, ou « avant-garde », c'est à dire :
dissonant, prétentieux et imbittable. Et une fois l'étiquette
« avant-garde » ou « néo-classique »
apposée, ils se désintéressent bien vite de la musique elle-même
et cessent de l'écouter.
Alors,
ringarde, la musique classique ? Oui, bien sûr. Ringarde à en
mourir, et d'ailleurs elle se meurt. Mais le plus inquiétant c'est
que le ringard gagne sans cesse du terrain et semble promis à un
futur grandiose. Le conservatisme en musique n'a jamais paru plus en
forme qu'aujourd'hui. Aucun doute, l'avenir est aux ringards !