Entendu samedi dernier (le 4 février),
un concert du quatuor Tana avec trois pièces récentes de compositeurs relativement jeunes : Yann Robin, Ondej Adamek et Raphaël
Cendo. Compte tenu du froid, le petit temple Saint Marcel est
étonnamment bien rempli, et la proportion de compositeurs doit
friser les 50%. Il y a même Michael Lévinas venu écouter ses
(anciens) élèves.
On commence par le deuxième quatuor de
Robin, intitulé Crescent Scratches
(le premier s'appelait Scratches,
titre qui fait allusion aussi bien au frottement des archets sur les
cordes qu'à cette technique des DJ qui manipulent des platines 33
tours – ou de plus en plus souvent aujourd'hui, des surfaces
tactiles destinées à en reproduire les effets). Ce quatuor ne fait
pas appel à l'électronique, cependant on voit une quantité
respectable de fils pendouiller disgracieusement du fait que les Tana
ont adopté des pupitres électroniques où les tournes de page sont
commandées par des pédales – c'est trop la classe ce matos même
si la petite taille des écrans incite plus à la compassion qu'à
l'envie.
Et la
musique, me direz-vous ? Ce quatuor fait appel largement sinon
exclusivement au son écrasé,
celui qu'on obtient en exerçant une pression excessive sur l'archet
et qui fait penser à un mélange de cordages marins qui grincent et
de chat qui s'est coincé la queue dans la porte. Le son écrasé est
assez à la mode, on le trouve chez les spectraux (Grisey, Saariaho,
Radulescu) mais aussi chez Crumb et tant d'autres. Son caractère
fortement inharmonique (on distingue à peine une hauteur de son tant
les partiels sont dispersés dans l'espace des fréquences) en fait
bien sûr un élément de choix pour certaines esthétiques
d'aujourd'hui, mais son emploi répété ne suffit pas nécessairement
à faire un bon programme électoral. De fait la technique de Robin,
qui nous explique dans le programme qu'il utilise des boucles
semblables au loops de
la musique techno, amène assez vite la lassitude devant le retour
compulsif des mêmes figures instrumentales (principalement des
tremolos et glissandos en son écrasé). D'autres maniérismes
contemporains comme l'alternance boulézienne de traits excessivement
rapides et de notes filées très longues (ou si l'on veut l'absence
de valeurs rythmiques moyennes), ou encore l'usage quasi exclusif des
dynamiques extrêmes (ffffff
et ppppp)
et des registres extrêmes (surtout du suraigu car les instruments du
quatuor ne sont pas bien équipés pour les graves) ne suffisent pas
à masquer un relatif manque d'idées. Ma voisine me fait remarquer
que passé un premier moment de surprise voire de ravissement devant
la surprenante mais très réjouissante agressivité du début, c'est
au fond presque aussi répétitif que du Philip Glass. Peut-être la
volonté d'être en permanence dans un paroxysme d'émotion et
d'expressivité est-elle la cause de cette lassitude, la (bonne)
musique se nourrissant de contrastes. Pour ma part même si je
partage assez l'opinion de ma voisine, je ne m'ennuie pas trop car je
vois avec plaisir les musiciens du quatuor Tana s'engager à fond
dans cette partition on ne peut plus difficile, avec un enthousiasme
et une énergie qui font vraiment plaisir à voir. On peut également
féliciter ces musiciens pour avoir introduit une touche de couleur
et de fantaisie dans l'habituelle (et totalement insupportable) tenue
noire des concerts contemporains. Ah ces Belges, ces Belges. Plus je
les connais et plus je les aime. Ils ont toutes les qualités des
Français avec la simplicité et l'humour en plus.
L'oeuvre
qui suit est d'un musicien d'origine tchèque, Ondrej Adamek, qui a été
fortement impressionné par un séjour en Espagne et a laissé
certains traits du flamenco envahir son style. Les musiciens vont
donc employer des plectres et des bottlenecks pour reproduire
certains gestes typiques de la guitare, comme le raseguo
(un balayage rapide aller-retour de toutes les cordes), ou encore
frapper du pied par terre. Rien de tout cela n'est gratuit ou
anecdotique. Ce quatuor est plein d'idées, de passion et de vie,
instrumenté de façon très fine et très fouillée. Le travail
harmonique est lui aussi très subtil : chacun des quatre
instruments est accordé de manière spéciale afin d'avoir la
signature harmonique d'une tonalité particulière (par exemple, si
je me souviens bien, la b – ré – si b – fa pour le premier
violon c'est à dire un accord de septième de dominante ou encore
quatre hauteurs tirées des 7 premiers harmoniques naturels d'un si
bémol). Adamek souligne dans la notice que ce quatuor est très
exigeant pour les interprètes, non seulement à cause de la
scordatura
mais aussi à cause des phrases qui passent d'un instrument à
l'autre note par note et demandent non seulement une grande précision
mais aussi un vrai son d'ensemble. Ce dont je peux témoigner après
avoir entendu les Tana jouer cette pièce (et la jouer vraiment bien
à mon sens), c'est que les interprètes qui parviennent à passer la
barre sont amplement récompensés par cette musique vraiment
remarquable, raffinée et pleine d'élan. Ce quatuor est la bonne
surprise de la soirée, et m'a donné une forte envie de découvrir
les autres œuvres de ce musicien.
Le
programme se conclut par In
Vivo
de Raphaël Cendo, autre compositeur de ma génration (c'est à dire
trentenaire) . Dans ce quatuor il (ab)use du son écrasé, qu'il
appelle dans le programme « timbre
– monde ».
Durant la première partie de ce quatuor (divisé en trois de façon
relativement classique : rapide – lent – rapide), le
compositeur demande même aux musiciens d'enrober leur chevalet de
papier aluminium, ce qui a pour effet de rendre le son encore plus
inharmonique. Les similarités avec Yann Robin sont si nombreuses
qu'on se demande lequel a influencé l'autre. Cette pièce me fait
peu ou prou la même impression que les morceaux d'un autre quatuor,
Birdy Nam Nam (dont les membres ne manipulent pas des violons mais
des bidules électroniques et des platines 33 tours) : je trouve
le travail sur le son plutôt intéressant, et la violence sonore
assez stimulante, mais la musique trop répétitive, pauvre en idées
et en contrastes. C'est peut-être une des caractéristiques du son
écrasé qu'il ne se prête pas très bien à de longs
développements. Par exemple lorsque la violoncelliste Jeanne
Maisonhaute joue un tremolo verso
ponticello,
c'est à dire de l'autre côté du chevalet, je vois bien le geste
instrumental car je suis à 3 mètres mais je n'entends pas tellement
de différence dans le son produit par rapport au même geste de
l'autre côté du chevalet. De même les glissandi
modifient assez peu la couleur du son écrasé, et son caractère
fortement inharmonique restreint les possibilités de travail
harmonique. Ajoutez à cela un déficit de figures rythmiques
suffisamment nettes ou articulées, et vous obtenez un passeport pour
l'ennui. Ennui à nouveau mitigé par l'attitude des Tana dont
l'engagement, la chaleur et la technique sont décidément dignes de
toutes les louanges, et propres à réchauffer l'atmosphère plutôt
froide de cet austère temple protestant.
Au
final, j'ai pu écouter les Tana en live
pour la première fois et avec grand plaisir, ainsi qu'une œuvre
passionnante (celle d'Adamek) sur trois écoutées, ce qui montre
qu'on n'est jamais à l'abri d'une divine surprise de temps en temps.
En
sortant j'ai croisé Krystof Maratka qui m'a appris qu'un disque
monographique lui étant consacré venait de sortir (avec une pièce
pour harpes et cordes ainsi qu'un quintette à vent): si Dieu le
veut, je ne manquerai pas de l'écouter et d'en rendre compte dans ce
journal.
(merci à Jean Radel de m'avoir permis d'utiliser les très belles photos qui illustrent cet article et représentent, dans l'ordre, Antoine Maisonhaute, Chikako Hosoda, Jeanne Maisonhaute, Maxime Desert)