Le grand retour du Philharmonique de New York

Chères lectrices, je vous ai délaissées depuis si longtemps qu’il serait vain de chercher seulement à me trouver des excuses. J’ai tant de choses à vous dire ! Il faudrait que je vous raconte New York. Ma première ballade à Central Park sous une épaisse couche de neige. Il faudrait que je vous raconte Carnegie Hall, l’orchestre de la Juilliard School (et sa librairie), le Met Opera (et le Met Museum), le cent-deuxième étage de l’Empire state building, les couchers de soleil sur les bords de l’Hudson, la plage de Coney Island, le metro (« stand clear of the closing doors !! »), les clubs de jazz, les théâtres de Broadway, Time Square, Ellis Island et la Statue de la Liberté. Mais je craindrais de m’égarer, de vous perdre en cherchant à tout décrire cette ville qui donne le vertige, si accueillante et si hostile, si belle et si terrible à la fois. Cette ville qu’on croit déjà connaître car on l’a tant vue au cinéma, cette ville dont on n’épuisera jamais la savante alchimie, cette porte ouverte sur le monde, qui se réinvente sans cesse… Pour ce premier billet new-yorkais, je me concentrerai sur un sujet plus modeste quoique tout à fait important : la réouverture du David Greffen Hall après une complète rénovation, et le premier concert postpandémie du « NY Phil » (prononcez « Aine Ouaïe Fil » avec un accent un peu nasal et vous passerez pour une vrai « city girl ! »)

Ce n’est pas un mais trois concerts auxquels j’ai eu le privilège d’assister. Le premier était celui de la réouverture proprement dite. Le deuxième permettait d’entendre un concerto de Mozart suivi de la Septième symphonie de Bruckner (dont vous savez, chères lectrices, combien je l’aime, ne serait-ce que parce qu’elle a apporté à ce musicien génial la reconnaissance qu’il méritait). Le troisième était dédié à la magique et grandiose Turangâlila-symphonie d’Olivier Messiaen.

 

Commençons par l’architecture. Le Lincoln Center se compose de trois bâtiments réunis autour d’une grande place pavée de grandes dalles de pierre, ornée simplement d’un bassin en son centre. A gauche, le temple de la danse et résidence du New York City Ballet. Au fond, le Metropolitan Opera. À droite, le tout nouveau David Greffen hall, dédié à la musique symphonique. Les architectes ont voulu créer un sentiment chaleureux et intime dès le hall d’entrée, avec des couleurs chaudes, des fauteuils, des flux de circulation bien pensés afin d’éviter la cohue. On est aux antipodes de l’esthétique étatiste de l’opéra Bastille avec ses escaliers monumentaux, ses volumes imposants, sa blancheur froide (je lui ai toujours trouvé une certaine parenté avec l’architecture communiste ou fasciste). La nouvelle maison du NY Phil se veut accueillante et festive, démocratique, à échelle humaine. On peut y venir en smoking et robe de soirée aussi bien qu’avec des baskets roses et une chemise à fleurs.

 

Le mot « rénovation » est trop timoré pour qualifier une reconstruction complète qui n’a conservé que les façades. Pragmatiques et pro-actifs comme toujours, les Américains ont tiré parti de la pandémie pour finir ce chantier de 550 millions avec deux ans d’avance. L’ancienne salle de concert du New York Philharmonic, inaugurée en 1962, était souvent critiqué pour sa taille excessive et son format en « boite à chaussure » qui conduisaient à une mauvaise acoustique pour une bonne partie des auditeurs au fond de la salle, trop éloignés de la scène. La version actuelle a fait le choix d’avancer la scène vers le centre, de la rehausser, et de placer une partie des spectateurs sur les côtés et derrière l’orchestre. C’est un choix comparable à celui ce qui a été fait dans les meilleures salles (à commencer par la philharmonie de Berlin), et qui permet d’accueillir plus de deux mille spectateurs sans qu’aucun d’entre eux ne soit a plus de 30 mètres du chef d’orchestre.

 

Et la musique, me direz-vous, chères lectrices ? J’y viens, après avoir pris un moment pour décrire ce merveilleux espace qui lui est entièrement dédié. La programmation audacieuse du concert de réouverture exprime très bien la vision d’un orchestre qui ne fait pas que perpétuer la tradition, mais se projette aussi dans l’avenir.

 

Concert de réouverture (12 octobre 2022)

 

En guise d’apéritif, nous avons en création mondiale une pièce pour orchestre, sons électroniques et lumières de Marcos Balter, Oyá. Elle ne m’a pas complètement séduit. Les sons électroniques étaient davantage superposés a ceux de l’orchestre que fusionnés dans une vision commune. Il y avait un côté moderne et clinquant (surtout avec les jeux de lumière), un travail sur les textures sonores intéressant, mais la narration restait assez linéaire, avec une idée musicale qui succède à une autre, sans qu’il y ait un véritable travail de construction (de composition) pour unifier le tout.

 

Après ce prélude distrayant mais superficiel, la pièce de John Adams intitulée My Father Knew Charles Ives nous offre une nourriture nettement plus consistante. J’ai vraiment beaucoup aimé cette pièce, le raffinement des harmonies et de l’orchestration, l’hommage à Charles Ives qui n’a rien d’un pastiche en dépit d’une courte citation de la célébrissime « Unanswered Question ».

 

Ensuite venait Stride, une très belle pièce de Tania León, compositrice new-yorkaise d’origine cubaine. Commandée dans le cadre du Projet 19 qui consiste à commander 19 pièces à 19 compositrices pour célébrer le centenaire du 19e amendement de la Constitution qui a donné le droit de vote aux femmes. Vous pouvez écouter un extrait de cette pièce en ligne, chères lectrices, si comme moi vous n’aviez jamais entendu la musique de Tania León. Une belle découverte !

 

Enfin, un grand classique du XXe siècle, les Pins de Rome d’Ottorino Respighi. Le moins qu’on puisse dire est que le Philarmonique de New York, dirigé par Jaap Van de Sweden, brille de tous ses feux dans ces quatre pièces qui sont une véritable splendeur.

 

Mozart, Bruckner (4 novembre 2022)

 

Peu de temps après, j’ai eu la joie de retourner au David Greffen Hall pour y entendre un concerto de Mozart (le numéro 22 en mi bémol) interprété par Yefim Bronfman, suivi de la 7e symphonie d’Anton Bruckner. J’ai passé un très bon moment avec le Mozart, et notamment avec les cadences de Yefim Bronfman lui-même. En revanche la symphonie m’a déçu. La lecture de Jaap van Sweden m’a paru particulièrement laborieuse et peu inspirée. Elle manque de souffle, les tempi sont trop rapides, ça ne respire pas. Le son est magnifique (en particulier les 4 Tubas Wagner qui viennent compléter les 4 cors et offrent un son tellement moelleux qu’on voudrait le manger à la petite cuiller comme une panacotta aux fruits rouges). Mais ce bel instrument qu’est le NY Phil se retrouve empêtré par ce chef qui ne sait pas trop où il va, ni ce qu’il veut exprimer, dans cette symphonie tout au mois. J’étais surpris de voir Jaap van Sweeden agiter autant les bras au début du sublime mouvement lent, une marche funèbre écrite en hommage à Richard Wagner. Mais pourquoi diable tant de fébrilité, me demandé-je, dans un mouvement qui appellerait des gestes amples, calmes et puissants. Comme cela arrive dans certains Adagio, le tempo trop rapide a créé l’ennui au lieu de le dissiper. En bref, les notes étaient toutes à leur place, mais le souffle manquait. En lisant la presse et en discutant avec des amis new-yorkais, j’ai cru comprendre que je n’étais pas le seul à avoir quelques réserves sur ce chef d’orchestre. L’arrivée prochaine de Gustavo Dudamel devrait changer les choses, et peut-être redonner a ce bel orchestre l’éclat et l’élan qu’il avait du temps de Leonard Bernstein.

 

Messiaen, Turangâlila-symphonie (17 mars 2023)

 

Leonard Bernstein était justement en 1949 l’assistant de Koussevitzky à Boston, et c’est lui qui a tenu la baguette lors de la création de la Turangâlila-symphonie d’Olivier Messiaen. Lorsqu’il lui a passé commande en 1946, Koussevitzky n’a fixé aucune limite au compositeur français, ni pour la durée, ni pour l’effectif, ni pour la date butoir. Il savait peut-être que cette liberté serait le plus puissant des stimulants pour un compositeur à l’inspiration débordante qui a toujours fait les choses en grand.

 

L’orchestre est conséquent, avec les bois par trois, cinq trompettes, le piano solo, les ondes Martenot, un célesta, et une abondante percussion. Il n’est pas non plus démesuré (Malher, Strauss et Schoenberg ont fait pire dans les décennies qui précédait). Cette symphonie est une espèce d’opéra sans paroles en dix mouvements et quatre-vingts minutes, dont les thèmes principaux circulent d’un mouvement a l’autre comme des personnages qui entrent sur scène, dialoguent avec d’autres et en ressortent. Les thèmes principaux en sont l’amour et la joie, et il est permis de d’y voir une déclaration d’amour incandescente et mystique à Yvonne Loriod, qui n’était pas encore son épouse, mais qui assura la partie de piano solo lors de la création. L’instrument est tantôt utilisé comme le soliste d’un concerto, tantôt comme un instrument supplémentaire pour enrichir les textures. C’est une partition redoutable, ne serait-ce que par sa longueur, et seuls les pianistes les plus aguerris osent l’affronter. Ce soir c’est Jean-Yves Thibaudet qui s’y colle, pour notre plus grand bonheur.

 

C’était un grand bonheur pour moi d’entendre enfin cette partition sur scène, car si je l’ai souvent écoutée au disque, si j’ai acheté et analysé la partition, je ne l’avais pas encore entendue en live. Jaap van Sweden s’en sort beaucoup mieux que dans la 7e de Bruckner : il est précis, énergique dans les passages rythmiques (et Dieu sait s’il y en a), lyrique quand il le faut, enthousiaste toujours, et il emmène le NY Phil d’une main sûre à travers cette partition gargantuesque, dont la superposition de plans sonores est orgiaque : par moments on distingue jusqu’à dix ou douze plans sonores ! L’onde Martenot est plutôt discrète, je suppose que c’est à cause des haut-parleurs qui sont tournés vers l’avant tandis que je me trouve à l’arrière de l’orchestre. A moins que ça soit les choix de prise de son qui vont la mettre au premier plan dans les enregistrements que j’ai écoutés, tandis qu’elle peine à faire entendre sa voix dans une salle de concert face à un orchestre entier. Mais ne chipotons pas sur les détails, mes chères lectrices : cette symphonie, c’est du bonheur en barre, c’est un orgasme cosmique et musical, c’est une fête mystique et sonore, c’est un moment de pure extase. Et les caractéristiques propres des orchestres américains – l’énergie, l’enthousiasme, l’ouverture d’esprit, la diversité lui conviennent à merveille. Et le public semblait être d’accord avec moi car les musiciens ont été salués par une standing ovation aussi triomphale que méritée.

Commentaires

1. Le mardi 21 mars 2023, 17:53 par pico

Merci pour ce compte-rendu très précis.
Attention à l'orthographe du patronyme de ce cher Gustav...