Benoît Menut: Les Îles
Par Patrick Loiseleur le mardi 13 octobre 2020, 19:47 - Disques - Lien permanent
L'espace est un océan.
Les univers sont des îles.
Mais il faut des communications entre les îles
Ces communications se font par les âmes
(Victor Hugo)
Nous étiions hier soir à la soirée de lancement du disque monographique Les Îles consacré par le label Harmonia Mundi au compositeur Benoît Menut. Cette soirée était également la clôture du festival "Aux Armes Contemporains !" organisé à la Scala de Paris.
Le coeur de cet album est constitué un cycle de 16 mélodies intitulé Quanta pour soprano, violon, violoncelle et piano sur des textes de Dominique Lambert. Des textes qui évoquent la Bretagne avec son granit, ses forêts, ses côtes sauvages, son vent iodé, sa beauté minérale et froide. Jugez-en:
Îles, hosties de la déesse, pores de son enveloppe
Sphères et îles, ocelles de sa peau naufragée
Îles cardinales, et sa voix, ouverte à chacun des vents
C'est la soprano Maya Villanueva qui chante ces pièces exigeantes avec virtuosité et sensibilité, accompagnée par l'ensemble Syntonia (avec la violoniste Stéphanie Moraly et le pianiste Romain David dont nous avions déjà parlé pour un très beau disque Greif).
Quelque mots sur le style de Benoît Menut, tel qu'il apparaît dans ces pièces. Le compositeur breton navigue habilement entre les deux écueils du néo-classique inintéressant et du "contemporain" inécoutable. On peut donc trouver dans sa musique des lignes mélodiques, et parfois un point d'ancrage tonal, dans une écriture libre, naturelle et fluide. Marquée d'une indicible nostalgie dans les mouvements lents, capable également d'une grande énergie rythmique, ce n'est pas une musique très sentimentale, dans le sens où elle ne cède rien à la facilité. Sa beauté est celle d'un paysage maritime parfois âpre et austère, parfois plus tendre.
Ce cycle Quanta est complété par d'autres pièces dont les magnifiques traversées pour violoncelles seul interprétées par la non moins magnifique Emmanuelle Bertrand, un des points culminants de l'album. On y entend notamment des glissandos d'harmoniques qui peuvent faire penser aux cris des mouettes. Debussy nous a fait rêver à La Mer en utilisant les ressources d'un orchestre symphonique. Benoît Menut a entrepris d'évoquer le voyage maritime avec un seul violoncelle, défi qu'il parveint à relever grâce à une connaissance intime de l'instrument. Il sait jusqu'où aller trop loin dans ce diptyque Terre-Mer exigeant mais très réjouissant à entendre sous les doigts d'une telle virtuose.
Emmanuelle Bertrand est rejointe par le violoncelliste Patrick Langot pour un duo Caraïbes. Une introduction lente et lyrique, dont la richesse évoque un quatuor à cordes davantage qu'un duo, débouche sur une danse endiablée, rythmée par de nombreux effets percussifs (y compris avec les pieds ou en frappant la caisse du violoncelle). Globalement, le violoncelle est l'instrument roi de cet album, on sent une affection particulière pour cet instrument.
On trouve encore dans cet album un Canto per Matteo, pour violon seul, aux couleurs élégiaques autour du sol mineur, dans une esthétique pas si éloignée d'Olivier Greif.
Ainsi qu'une Etude-Statue n°5 intitulée L'Oiseau Didariel qui nous invite à suivre cet étrange animal volant sous l'eau. Celle-ci étant disponible sur Youtube en intégralité, il vaut peut-être mieux que je vous laisse la découvrir sans bavarder davantage. Partant d'un simple balancement de sixtes en la mineur, cette musique de résonnance, de caractère méditatif, dans les tons bleu foncé, explore progressivement le clavier jusqu'à l'extrême (le la le plus grave et le do le plus aigu) avant de se fondre dans le silence.
Ainsi que deux mélodies sur des textes d'Aimé Césaire: Qui donc, qui donc... et Paroles d'Îles:
Si nous voulons réappareiller l’abeille dans les campêchiers du sang
Si nous voulons désentraver les mares et les jacinthes d’eau
Si nous voulons réfuter les crabes escaladeurs d’arbres et dévoreurs de feuilles
Si nous voulons transformer la rouille et la poussière des rêves en avalanche d’aube
Qu’es-tu…
Enfin, deux duos Les îles pour violon et violoncelle complètent ce voyage entre Terre et Mer: Ouessant et Belle-Île.
Le livret de l'album raconte que Benoît Menut "veille à marier l’exigence d’une écriture lyrique et structurée, et une sincère volonté de rester proche du public et des interprètes, comme une sorte de “metteur en scène” des émotions." . Grâce à de magnifiques interprètes, la pari est tenu avec ce deuxième album monographique nourri de belle poésie, qui évoque une grande richesse d'émotions et de paysages sans rien céder à la facilité, naviguant avec assurance entre l'écueil d'une approche traditionnelle trop prévisible et celui d'un avant-gardisme qui ne signifie plus rien à force de chercher l'inouï. Chapeau l'artiste !
(de gauche à droite sur la traditionnelle "photo de famille": Yann Quéfélec, Benoît Menut, Romain David, Stéphanie Moray, Maya Villanueva, Patrick Langot, Emmanuelle Bertrand)