Une semaine en musique

Chères lectrices, vous vous garderiez bien de m'en faire reproche, dans votre fidélité exemplaire, mais je ne le sens que trop bien que je vous néglige un peu ces derniers temps. Ce n'est pas que je n'ai pas assez à vous raconter: c'est plutôt qu'il y en a trop pour pouvoir les rapporter dignement dans ce journal. Essayons tout de même de résumer les concerts de la semaine dernière.

Samedi nous avons commencé par un récital de la pianiste bulgare Lilia Boyadjeva qui donnait l'intégralité des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach. C'était au Centre culturel bulgare dans le très chic 8e arrondissement de Paris. Peu de pianistes donnent les Variations Goldberg en concert car c'est une oeuvre terriblement exigeante: ces 30 variations résument tout l'art du clavier de Bach en alternant les variations contrapuntiques (dont les deux voix supérieures sont en canon à l'unisson, à la seconde, à la tierce, et ainsi de suite jusqu'à la neuvième) avec des variations de pure virtuosité claveciniste. Lorsqu'on les joue au piano, certaines variations écrites pour un instrument à deux claviers se révèlent particulièrement acrobatiques et nécessitent des croisements  de mains et des superpositions diaboliques.

Lilia Boyadjeva nous a livré une version énergique et vivante de ces variations. En assumant totalement le fait qu'elle les joue sur un piano moderne, elle n'hésite pas à donner une puissance et une ampleur toute symphoniques à certaines variations, ce qui est plutôt une bonne idée. La virtuose bulgare avale sans broncher les rafales de triples croches de certaines variations, mais c'est dans les variations lentes, en sol mineur, toutes en délicatesse, que son jeu me séduit le plus. Ce qui se glisse alors entre les notes ne peut s'expliquer avec des mots, mais ce n'est pas sans doute sans rapport avec la perte de sa fille Nathalie. On ne peut qu'être ému et admiratif devant la façon dont cette pianiste a décidé de transcender son deuil en créant l'association "Nathalie" qui fait vivre la mémoire de sa fille en organisant des évènements musicaux, des concerts et un concours international "de Bach au Jazz". C'est la réaction d'une artiste généreuse et pleine de vitalité devant un destin injuste.

Le même jour, on enchaîne avec de la musique de chambre au temple du Luxembourg: le quintette avec piano de Dvorak suivi du quatuor à cordes de Ravel. Joué par des amis, qui sont tous musiciens amateurs, ou plutôt passionnés car le terme "amateur" n'est pas assez fort pour qualifier leur travail non rémunéré. Le plaisir qu'ils ont à jouer ensemble, leur engagement sur chaque note, la complicité, la beauté du son, tout concourt à faire de ce récital un pur moment de bonheur.

Lundi, je suis fort triste car une répétition de quatuor est annulée pour cas de force majeure. Mais à quelque chose malheur est bon, car cela me donne la possibilité d'aller à la maison de la radio écouter mon ami Vincent Royer en duo avec la clarinettiste québécoise Lori Freedman dans l'émission "À l'improviste" d'Anne Montaron. Pendant plus de trois quart d'heure les deux virtuoses travailleur le son avec tendresse et avec fureur. Ils explorent joyeusement toutes les possibilités sonores de l'alto et de la clarinette (une basse et une si bémol), y compris celles qui sont tellement folles qu'aucun compositeur n'a encore trouvé le moyen de les noter ou de les utiliser dans une pièce. Il y a vraiment une belle circulation d'énergie entre ces deux artistes. Deux ou trois spectateurs visiblement déconcertés par des sonorités aussi radicales quittent la salle, mais ceux qui restent écoutent avec une grande attention. Les ingénieurs de Radio France ont discrètement et très efficacement amplifié les deux instruments, ce qui se justifie compte tenu de la taille du studio et de leur propension à explorer des effets très subtils dans des nuances forcément pianissimo.  En deuxième partie, c'est l'excellent Marc Ducret en solo qui nous épate avec ses guitares électriques. En l'entendant je comprends que les guitariste de rock (y compris ceux du hard rock) n'utilisent que 10% de leur instrument. La diversité incroyable des sonorités qu'il fabrique en jouant sur toutes les caractéristiques de l'instrument est incroyable. Je me dis aussi que la voie de l'avenir pour les musiciens est à chercher sans doute davantage du côté de la lutherie électrique et électronique que du côté des instruments classiques dont les possibilités ont été explorées en long, en large et en travers.

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Mercredi nous travaillons le concerto pour violoncelle et orchestre de Dvorak avec Raphaël Merlin (violoncelliste du quatuor Ébène, entre autres) et l'orchestre Ut Cinquième. En l'absence du chef d'orchestre, nous travaillons directement avec le soliste qui s'installe face à l'orchestre et nous dirige depuis son violoncelle. Personnellement, je ne suis pas un énorme fan de Dvorak, mais cela ne m'empêche pas de jouer de bon coeur ce concerto, et de profiter pleinement de l'énergie et l'enthousiasme communicatifs de Raphaël Merlin. Un pur bonheur !! Concerts prévus les 16, 18 et 19 mars prochains à Paris.

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Jeudi c'est à la Philharmonie de Paris que ça se passe avec un concert de l'Orchestre de Paris, dirigé par Daniel Harding. En première partie nous écoutons les Dances de la Terre (Earth Dances) d'Harrison Birtwistle. Cette grande fresque orchestrale a été parfois comparée au Sacre du Printemps, elle en a l'énergie rythmique. C'est du beau travail vraiment (je parle de la composition), avec une superposition complexe de plans sonores contrastés (une phrase mélodique très étirée dans une nuance piano peut être superposée avec deux ou trois autres beaucoup plus rapides et rythmiques). C'est atonal mais pas plus dissonant que n'importe quelle pièce de Bartok, Varèse ou Strawinwky justement. Bref c'est un classique du XXe siècle. Mais il y a un énorme problème avec les musiciens. Mis à part les cinq percussionnistes (huit si on compte le piano et les harpes) qui s'amusent comme des petits fous et profitent de leur rôle proéminent, les musiciens de l'orchestre de Paris sont d'une passivité et d'une mollesse incroyables. Ils jouent les notes, vu qu'ils sont sur scène et payés pour ça, mais rien de plus. Ils restent au fond de leur chaise, le nez dans la partition, attentifs au notes mais indifférents au reste de l'orchestre. Bien sûr, avec aussi peu d'engagement (et peut-être même une certaine hostilité sourde ?) le résultat sonore ne peut être que profondément ennuyeux, et il l'est. Mais n'importe quelle pièce le serait quand elle est jouée sans énergie, sans présence dans chaque note, chaque phrase mélodique ou rythmique. Même la Symphonie Fantastique ou l'Oiseau de Feu deviendraient un passeport pour l'ennui si elles étaient aussi mal jouées. Coincés dans une attitude passive-agressive et peut-être dans leurs préjugés sur la musique "moderne" ou "contemporaine", l'immense majorité des musiciens de l'orchestre de Paris semblent grincer des dents en attendant que le temps passe, et le public aussi pour le coup. Quel stupide gâchis ! Si c'est pour jouer comme ça, ils auraient mieux fait de rester chez eux, et nous aussi.

Après l'entracte, nous avons droit au premier concerto de Brahms, avec le pianiste Paul Lewis en soliste. L'interprétation est beaucoup plus convaincante. Les corps bougent avec la musique, accompagnant les gestes mélodiques et harmoniques, et les violonistes, même lorsqu'ils n'ont que deux notes à jouer, y mettent du coeur. De très belles couleurs à l'orchestre, notamment dans les nuances piano et pianissimo. Paul Lewis semble surmonter sans trop de mal les difficultés d'une partie virtuose et même athlétique par moments, tout en nous offrant beaucoup de délicatesse dans les passages plus calmes. Quant à Daniel Harding, très impliqué et énergique (davantage que dans le Birtwistle), il dirige les cordes notamment avec doigté et finesse, en restant attentif aux nombreux solo des instruments à vent (cor, hautbois, flûte). Une deuxième mi-temps tout à fait honorable et plaisante, mais qui ne m'empêchera pas de réclamer le remboursement de la moitié de mon billet pour la scandaleuse première partie.