Du miel pour les oreilles
Par Patrick Loiseleur le lundi 17 décembre 2012, 22:30 - Concerts - Lien permanent
J'avais fait un peu de publicité dans ce journal pour le cycle Beethoven / Schönberg / Boulez du quatuor Diotima aux bouffes du Nord. Ayant eu la chance d'écouter un des concerts en vrai, et une bonne partie des autres à la radio et en pot-de-caste, je ne peux que me féliciter de l'avoir chaudement recommandé à nos lecteurs.
Le choix du programme était une triple intégrale, en quatre concerts: celle des derniers quatuors de Beethoven, celle des quatre quatuors de Schönberg qui résument si bien son parcours artistique, et celle du Livre de Boulez dans sa révision toute récente de 2011 / 2012. Un programme des plus exigeants: c'est un peu l'Everest par la face Sud-Ouest, et sans oxygène.
Comment résumer mes impressions ? Un pur plaisir. Un régal de gourmet pour les oreilles, et du miel pour l'intellect, à moins que ça ne soit l'inverse. Les Bouffes du Nord ont la dimension idéale pour le quatuor à cordes. En voyant ce grand espace vide derrière les instrumentistes, je craignais que le son ne se perde un peu. Ce n'est pas le cas, on entend très distinctement les quatre voix chanter, et l'espace derrière la scène apporte une petite touche de réverbération discrète mais confortable. Quant au jeu des Diotima, comment le décrire sans accumuler les superlatifs ? S'il fallait le résumer d'un seul mot, je choisirais plutôt un substantif qu'un adjectif: équilibre. Équilibre entre la grande précision technique et le naturel du jeu; entre le respect de la partition et l'engagement des interprètes; entre la puissance des émotions exprimées et le contrôle de celles-ci; équilibre aussi entre les quatre instruments, fruit d'un long travail en commun.
Devant le travail bien fait comme ça, on se trouve un peu à court de mots. On a juste envie de la boucler et d'admirer en silence. À la fin du Quatorzième de Beethoven, je ressentais un tel bien-être que je n'avais tout simplement pas envie d'applaudir. Quelle stupide idée que d'exprimer son contentement par ces battements de mains vulgaires et bruyants qui me font invariablement penser à une chasse d'eau . Je crois que Debussy lui aussi s'insurgeait contre la pratique barbare des applaudissements, sans succès.
Une des choses qui me touchent le plus dans les quators tardifs de Beethoven, maintenant que j'y reviens après les avoir intensivement fréquentés dans mon adolescence, au point d'en connaître presque chaque note, c'est la façon dont le discours se fragmente. Beethoven atomise son propre style musical: il fait exploser les phrases en cellules, et la forme générale quatuor en mouvements brefs mais enchaînés et connectés entre eux. Le silence devient envahissant, presque comme un cinquième interprète par moments. Les phrases s'interrompent, elles sont suspendues en l'air, nues, vives et tranchantes. La distinction entre mélodie et accompagnement est abolie, il n'y a plus que quatre voix qui s'expriment avec la liberté que permet la maîtrise absolue du contrepoint.
C'est le même mouvement qu'a poursuivi Schönberg, en se débarassant du système tonal qui n'apportait plus rien à l'expression. Une fois qu'on a renoncé à rechercher les fonctions tonales auxquelles notre oreille est fort accoutumée (surtout si on souffre de classiquite aigüe non diagnostiquée), qu'on a un peu pris l'habitude d'écouter chaque intervalle pour soi-même, en dehors de toute référence à un ton principal, alors on distingue mieux les lignes mélodiques chez Schönberg. Tel que c'est joué par les Diotima en tout cas c'est limpide et très expressif. On comprend très intuitivement ce procédé qui vise à construire la mélodie et l'accompagnement avec les mêmes matériaux, qui se rapproche du contrepoint traditionnel à cela près que les cadences et autres formules tonales sont systématiquement évités au lieu d'être systématiquement recherchées.
Chez Boulez c'est encore bien plus radical car les lignes mélodiques disparaissent tout à fait, ainsi que les rythmes réguliers. Il n'y a plus que des points et des lignes (ou si l'on préfère des phrases musicales limités à deux notes). L'atomisation commencée par Beethoven et poursuivie par Schönberg atteint son paroxysme. Soixante ans plus tard la radicalité de cette approche est toujours manifeste, même s'il faut bien reconnaître qu'elle ne choque plus grand-monde, et que nos oreilles se sont habitués à des outrages plus graves encore.
Paradoxalement, la discipline de fer imposée par le sérialisme généralisé (qui n'a duré que quelques années, de 1950 à 1955 en gros) a créé un espace de liberté énorme pour la musique dans le demi-siècle qui a suivi, en atomisant tous les modèles établis. Il faut prendre les oeuvres de Boulez et Stockhausen dans les années 1950 pour ce qu'elles sont: des bâtons de dynamite. En faisant sauter les cadres établis, ils ont élargi quasiment jusqu'à l'infini les moyens d'expression des musiciens. Grâces leur soient rendues pour cette liberté qu'ils ont légué à leurs successeurs, et qui est tellement grande qu'elle effraie une majorité de compositeurs encore aujourd'hui.
Grâces soient rendues en tout cas aux musiciens quatuor Diotima pour le défi qu'ils ont accepté et relevé haut la main et le plaisir qu'ils nous ont donné sans compter. À quand une intégrale Bartok-Janaček-Ligeti ?
Commentaires
Bonjour Patrick,
"Grâces leur soient rendues pour cette liberté qu'ils ont légué à leurs successeurs, et qui est tellement grande qu'elle effraie une majorité de compositeurs encore aujourd'hui."
D'où une quesiton : n'est-ce pas un des problèmes principaux pour le public aujourd'hui ? Quelle que soit la difficulté du langage, on peut s'y immerger et en devenir familier, même à partir de l'extérieur seulement et sans être musicien.
Mais avec cette multiplicité d'écoles aujourd'hui (peut-on même parler d'écoles, tant chacun importe dans son langage les outils qui lui chantent ?), il est devenu tout simplement impossible d'entretenir une pareille familiarité, sauf à ne se consacrer qu'à un style précis (et même dans ce cadre, les bornes sont floues).
Bien plus que les questions d'atonalité, de bruitisme et autres sujets de controverse désormais datés, cette liberté pose un vrai problème, surtout quand elle s'ajoute à une complexité effarante chez un nombre considérable de compositeurs. (Même chez beaucoup de ceux réputés simples, d'ailleurs.)
Cela dit, c'est mieux que lorsqu'on s'imposait des disciplines exogènes qui ne produisaient pas de bons résultats mais que tout le monde appliquait parce que c'était la mode... Mais, de mon petit îlot d'amateur de musique, malgré une consommation / pratique quotidienne qu'on peut estimer respectable, je me sens tout à fait perdu chez nombre de compositeurs, justement parce qu'il faut lire beaucoup d'informations avant de pouvoir déterminer _comment_ il faut écouter cette musique.
Sinon, l'écoute ingénue et hédoniste est toujours possible, mais on passe quand même à côté de toute une gamme d'émotions que la musique traditionnelle apportait, si on en reste à une perception non informée de ces compositions nouvelles.
Ce ne serait pas un problème si les codes ne changeaient pas d'un compositeur, voire d'une oeuvre à l'autre !
Quand on voit que pendant des siècles tous les compositeurs avaient le même canevas harmonique avec des variations infinitésimales, on se dit que les limites cognitives de péquins dans mon genre ont peut-être été dépassées. :)
cher David,
Manifestement vous aimez comprendre la musique tout autant que l'écouter. Cette belle curiosité intellectuelle est un moteur mais peut-être aussi un frein dans certaines circonstances. Il y a autant de façons d'écouter que de personnes: sur le défunt blog de l'inter-contemporain, je me souviens qu'un des commentataurs écrivait qu'il ne savait pas distinguer un do d'un mi mais qu'il aimait écouter la musique de Boulez et "s'y perdre, s'y noyer". La surcharge cognitive, qui est particulièrement nette dans certaines pièces de Boulez si on cherche à les analyser en temps réel, peut aussi avoir son charme, si on accepte de laisser passer à travers soi ce flux de musique auquel on ne comprend pas tout justement...
En musique j'ai tendance à avoir une approche très analytique et intellectuelle comme vous, mais ça n'est pas le cas pour les autres arts. Je ne connais rien aux techniques de peinture et pas grand-chose en histoire de l'art, ce qui ne m'empêche pas d'être touché et séduit par des toiles de Bacon ou De Stahl.
Dans le cas des arts complets comme l'opéra ou les jeux vidéos, ce sont des dizaines ou des centaines d'experts qui mettent le meilleur de leurs compétences en commun autour d'un projet artistique. Fort heureusement il n'est nullement nécesaire de bien comprende chacun de ces métiers pour apprécier le résultat de leur travail.
Tout à fait d'accord sur ce point, et particulièrement si on prend l'exemple Boulez, qui s'écoute remarquablement bien en mode hédoniste. Mais ça lui ferme, je trouve, des possibilités expressives importantes - on reste dans la "décoration" ou l'atmosphère, en deçà de l'émotion, d'une certaine façon.
Ce problème n'affecte pas ceux qui s'approprient des modes (voire en créent) ou au minimum des pôles qui permettent aux oreilles profanes de suivre un discours (malgré ce que j'ai dit, ils sont nombreux aussi aujourd'hui, puisque chacun est libre de son esthétique, et vous en êtes d'ailleurs...).
Bonne soirée !
Merci encore messieurs pour vos analyses toujours très pertinentes ! Le peu de Boulez que j'écoutais c'était oui en mode Jeux de Debussy...
Comment peut-on aller vers une telle musique, sans aucune expertise comme moi, et avec effectivement si peu de repères émotionnels ? Peut-être si on est attiré au moins autant que par l'expression, par l'inouï ? C'est une constance qui revient dans les différentes musiques que j'écoute.
Certes, cela ne permet pas de construire un public si fidèle car cet « exotisme » de la musique contemporaine peut s'épuiser au bout d'un moment.