L'anti-accord absolu
Par Patrick Loiseleur le vendredi 14 décembre 2012, 12:08 - Théorie musicale - Lien permanent
Le rôle des dissonnances, la place à accorder à un système tonal moribond que le chromatisme post-wagnérien avait poussé dans ses derniers retranchaments, la refondation d'une musique moderne avec le système sériel ou les modes à transposition limitée, voilà les questions qui ont agité les compositeurs avant la deuxième guerre mondiale. Les polémiques qui ont fait rage jusqu'aux années 40, les expérimentations autour du système tonal (avec la poly-tonalité de Darius Milhaud par exemple ou la tonalité élargie d'Hindemith qui fusionnait les modes majeur et mineur) sont maintenant loin derrière nous. C'est en tout cas mon intuition, ce que j'écrivais dans un précédent billet intitulé qu'est-ce que la musique tonale ? La musique tonale est morte et enterrée depuis une soixantaine d'années. Même les compositeurs qui se réclament ouvertement de la "nouvelle consonnance", s'ils utilisent les triades et septièmes héritées du système tonal, ne respectent en général pas les fonctions tonales, c'est à dire les règles du jeu qui ont perdu toute force contraignante car notre oreille collective a évolué. Nous avons écouté le Sacre du Printemps de Stravinsky, le Marteau sans maître de Boulez, le Requiem de Ligeti et le très réjouissant Helikopter-Streichquartett de Stockhausen; qu'on les aime ou pas, ces pièces sont rentrées dans la mémoire collective. Même la musique du cinéma hollywoodien, pourtant hyper conservatrice et nourrie de clichés, tient compte de ces apports, de l'élargissement inéluctable des moyens d'expression.
C'est pouquoi les débats autour de la question de la dissonance (ou de questions connexes comme la forme Sonates par rapport aux formes libres) me font aujourd'hui sourire car ils sont un peu datés. Ils ont deux ou trois trains de retard... après 1945, une autre révolution a eu lieu: celle du son. Les musiciens ont cessé d'écrire et de raisonner avec des notes pour travailler avec des sons. L'essor de la musique concrète puis électo-acoustique avec des pionniers comme Pierre Henry ou Pierre Schaeffer (bien vite rejoints par de grands noms comme Xenakis ou Stockhausen) a replacé ces polémiques sur la dissonance dans le contexte étroit et l'horizon borné qui était le leur. Les sons inharmoniques c'est à dire ceux qu'on ne peut pas associer avec une note de la gamme, comme les percussions ou les sons enregistrés, ont soudainement gagné leur lettres de noblesse, acquis le droit de véhiculer des émotions comme les sons nobles hérités de la tradition, le "beau son" du violon ou de la voix travaillés de façon traditionnelle.
L'instrumentarium s'est d'un seul coup élargi à l'infini. Tout ce qui était capable de produire un son est devenu instrument de musique potentiel. La recherche expérimentale de nouveaux sons s'est bien sûr heurté à de nombreuses difficultés. L'intérêt limité que peut susciter les sons produits par des objets non prévus à l'origine pour la musique peut conduire à multiplier les instruments au risque d'arriver à un catalogue de sons exotiques que l'auditeur aura bien du mal à connecter entre eux pour raconter une histoire. Car la musique, quelle que soit les moyens employés, vise toujours à transmettre des émotions et à raconter une histoire. Ce risque apparaît nettement dans une pièce de John Cage comme Water Walk en 1960 :
Ces valeureux pionniers ont été beaucoup moqués, on en retrouve une trace dans un film comme Les tontons flingueurs (vers 9:50 dans l'extrait ci-dessous), je vous laisse admirer la finesse des dialogues d'Audiard avec des expressions comme 'l'anti-accord absolu
ou encore la musique des sphères
(appliquée à une installation à base de robinets et de divers corps résonnants):
Toujours dans le registre de la comédie, et plus proche des musiques populaires, on garde en mémoire la performance du jeune Daniel Prevost dans le film Le Concierge de 1973. Il utilise des sons enregistrés (des cris notamment), attaque le clavier de son synthétiseur avec les poings, les avant-bras et surtout avec un enthousiasme très communicatif.
Il semble bien que ce goût pour l'aventure, la nouveauté, le bizzare ou même le scandaleux qui caractérisait les trente glorieuses (de la fin de la guerre au choc pétrolier de 1973 en gros) ne soit plus qu'un lointain souvenir. De nos jours, avec le système des "tremplins" par exemple (une sorte de parrainage d'un jeune compositeur par un autre déjà reconnu et installé) fait que même les représentants officiels de l'avant-garde semblent se figer dans une forme subtile de conservatisme, en se refusant à eux-mêmes le droit de changer de manière d'être avant-gardiste. Quant aux réacs officiels et assumés, ils se frottent les mains et n'en finissent pas depuis vingt ans de répéter à qui veut l'entendre que "le contemporain c'est fini". Pas sûr que le public qui boude par principe tout ce qui est nouveau (y compris quand ça n'est pas très novateur) s'intéresse pour autant à leur musique...
Cette époque apparamment bien tristounette où la musique, que Jacques Attali voit comme une belle phrophétesse toujours en avance sur son temps, semble se replier sur son passé, est paradoxalement un âge d'or pour les compositeurs. Au moins pour ceux qui n'auront pas peur d'affirmer haut et fort leurs choix, d'utiliser avec liberté et sincérité l'immense palette mise à leur disposition par le travail des courageux pionniers du XXe siècle. Cette liberté si grande des compositeurs aujourd'hui est un peu effrayante, mais aussi très grisante et merveilleusement excitante. Et si la majorité des instruentistes formés dans les Conservatoires sont assez hostiles au contemporain, la minorité d'interprètes aussi talentueux que motivés suffit largement à notre bonheur. Je n'échangerai certainenement pas ma place pour celle d'un Kapellmeister du XVIIIe siècle. Même si la perspective de serrer la pince du grand Jean-Sébastien ou de l'entendre improviser à l'orgue paraît bien séduisante...