Charlotte

J'ai rencontré Charlotte il y a un certain nombre d'années - dix-sept, pour être précis. Elle jouait de la flûte dans l'orchestre Ut Cinquième que je venais de rejoindre et qui depuis est devenu comme une seconde famille pour moi.

Je me souviens de son rire, de son sourire immense et rayonnant - en fait je n'arrive pas à me rappeler l'avoir vue autrement que souriante. Ce qui dénote certainement une certaine force de caractère. Je me souviens de ses cheveux toujours en bataille, du timbre particulier de sa voix, de ses chamailleries incessantes mais toujours amicales avec Philippe, l'autre flûtiste.

Combien de concerts d'orchestre avons-nous pu donner ensemble ? Dix par an en moyenne, une centaine au bas mot. Le concert est un moment particulier, il y a tous ces déplacements, déménagements, préparatifs, les applaudissements, le chef qui salue le public, le silence et puis... une alchimie qui transforme ces profs, avocats, informaticiens, vendeurs en artistes, qui les fait vibrer à l'unisson quoique sans paroles. Même lorsqu'il y a 60 personnes sur le plateau, le concert est un moment d'intimité partagée, où la personnalité profonde des uns et des autres se révèle et s'épanouit. Dans le cas des ensembles comme Ut Cinquième où le plaisir de jouer ensemble est la seule motivation des musiciens, ce sont aussi des moments amicaux et généreux partagés avec le public.

Je me souviens de Charlotte enceinte, rebondie comme un ballon, plus rayonnante que jamais. Ce gros ventre n'est-il pas un peu gênant pour jouer de la flûte ? Non, me répond-elle, au contraire, ça aide à stabiliser la colonne d'air. Et à calmer le bébé qui cesse de donner des coups de pieds !

Je me souviens aussi des bouts de chou qu'elle amenait en concert ou en répétition, qui grandissait comme par magie d'une année sur l'autre. Nous n'étions pas particulièrement proches, je ne connaissais pas sa famille et j'ignorais même sa passion pour l'alpinisme. C'est qu'elle n'aimait pas trop se vanter, parler d'elle, se mettre en avant. Souriante, avenante même, mais discrète et simple.

Elle a trouvé la mort il y a quelque jours dans le massif du Mont Blanc, en compagnie d'un guide et ami qui a péri lui aussi dans la tempête.

Nous étions réunis ce matin à Sainte Clothilde pour la messe d'enterrement. L'immense et froide basilique s'est révélée trop petite pour qu'on puisse assoir tout le monde. Famille, amis, musiciens, alpinistes, collègues... et au premier rang, son mari et ses deux enfants. C'est aux enfants que s'adresse le prêtre dans son homélie, leur expliquant avec des mots simples que cette petite foule rassemblée autour d'eux l'était par le miracle de l'amour que leur mère leur portait. 

En écoutant ces paroles, je crois avoir un élément de réponse à la question qui me taraude à chaque fois que j'assiste à une messe d'enterrement: à quoi bon ? A quoi bon tout ce tralala quand il n'y a plus rien à faire, rien à dire, que tout est fini ? Indépendamment des convictions que chacun peut avoir sur la destination de ce voyage que nous entreprenons tous tôt ou tard et dont personne n'est revenu, une cérémonie d'enterrement a sans doute une valeur pédagogique. Elle permet à chacun de constater, incrédule, que c'est bien fini, que cette personne qu'on a connu vivante, amicale, chaleureuse, proche est désormais séparée de nous, et de son propre corps qu'on a mis dans cette boîte en bois joliment décorée, ornée de fleurs blanches. L'évidente matérialité de ce corps qu'on entoure sans pouvoir le réchauffer rend solennelle la séparation, tout en encourageant les vivants au courage et à la compassion.

Durant cette cérémonie, nous avons joué Bach (concerto pour hautbois et violon) Mozart (concerto pour clarinette) et une pièce de Zino Francescati pour violon et cordes que je découvrait (manifestement ce musicien, à l'instar d'Adolf Busch ou Fritz Kreisler, était aussi compositeur à ces heures). L'hommage rendu par ses amis musiciens à Charlotte ne s'arrêtera pas là. Il est d'ores et déjà prévu de dédier les prochains concerts de l'orchestre à sa mémoire. Il y a également une pièce pour flûte que j'ai écrit pour l'occasion et dont nous reparlerons.

Au revoir, Charlotte. Au revoir et merci.