Le paradis selon Anderson, Carter et Saariaho
Par Patrick Loiseleur le lundi 14 février 2011, 23:05 - Concerts - Lien permanent
Entendu vendredi dernier à la Cité de la musique, un concert de l'Ensemble inter-contemporain donné dans le cadre d'un cycle sur le thème du Paradis.
On commence par The Comedy of Change (2009) de Julian Anderson dont j'entends la musique pour la première fois. Sept pièces courtes pour douze instruments (quintette à cordes, flûte, clarinette, cor, trompette, harpe, percussion, synthétiseur), inspirées non par un poème roman ou un tableau, mais par un ouvrage scientifique: L'Origine des espèces d'un certain Charles Darwin, comme nous l'explique le compositeur:
Contrasté est bien le maître mot. Par moments c'est plutôt bruitiste, par d'autres c'est plutôt spectral, ou sériel, ou encore franchement lyrique. Dans certains passages assez dépouillés, on attend un peu qu'il se passe quelque chose, dans d'autres les motifs lyriques se superposent dans des polyphonies assez denses (à moins qu'ils soient opposés à des motifs rythmiques plus énergiques). Au total sur les 25 minutes on ne s'ennuie pas un seul instant, ce qui est très bon signe, et on ne boude pas son plaisir, mais on chercherait en vain un fil directeur. il y a peut-être des motifs ou des structures qui sont ré-utilisés d'une pièce à l'autre mais dans ce cas ils ne ressortent pas de manière évidente à l'audition.
Les différentes vitesses de changement que l'on peut voir dans la nature - de celui très lent des roches ou des montagnes aux évolutions très rapides chez l'homme et l'animal - m'ont donné l'idée d'écrire une pièce en sept mouvements très contrastés en matière de sonorité, de caractère musical, d'instrumentation, d'harmonie et de ligne mélodique.
Suit un intermède d'une dizaine de minutes de musique bruitiste à base de raclements de chaise, roulements de piano, percussions étouffées et claquements de pupitres, au cours duquel je ne puis m'empêcher de penser; faut-il aimer la musique tout de même pour se cogner tous ces changements de plateau en restant poliment assis dans le noir.
Ensuite vient On Conversing with Paradise, écrit en 2008 par un jeune homme qui venait de fêter ses cent ans: Eliott Carter, et dont c'est la création française. La notice du compositeur comporte surtout une biographie d'Ezra Pound, poète américain qui passa une bonne partie de sa vie en prison et en asile psychiatrique, puis raconte simplement:
C'est le baryton Leigh Melrose qui chante ce texte assez noir qui mélange les registres et les styles, mériterait un long billet de blog à lui tout seul. Pull down thy vanity, répète le poète (rabaisse ta vanité), dont le choix à lui seul indique qu'Eliott Carter n'est pas près de céder à la nostalgie ou à la complaisance. Par contraste avec la partie vocale qui est somme toute assez lyrique, l'orchestre où l'on trouve pas moins de cinq percussionnistes produit surtout des sons courts et percussifs, des gestes virtuoses et brefs, à l'exception de quelques notes tenues par les violons dans l'aigu qui n'apportent aucun réconfort. La voix plane donc au-dessus d'un paysage fait de rocs sombres aux arrêtes tranchantes, et la complexité rythmique fait qu'on n'a jamais vraiment l'impression que l'orchestre accompagne le chanteur, au sens classique. Une très grande maîtrise du matériau est évidente, mais je me demande tout de même si Eliott Carter n'aurait pas écrit peu ou prou de la même façon il y a 30 ans. Les musiciens de l'Inter-contemporain, rompus à la musique de Boulez, sont dans celle de Carter comme des poissons dans l'eau.
J'ai écrit ma musique sur des vers des Cantos 81 et 120, dans lesquels l'auteur se désespère de ne pas avoir écrit le poème parfait, synonyme pour lui du paradis.
Après l'entracte, on termine par un concerto pour violon de Kaija Saariaho, sous-titré Graal théâtre et inspiré par le livre homonyme de Jacques Roubaud. C'est Jeanne-Marie Conquer qui s'y colle et ses camarades qui l'accompagnent dans une orchestration réduite (les cordes vont par par deux alors que la version originale est pour orchestre symphonique). La compositrice finlandaise nous raconte:
Partant d'un motif assez simple qui évoque sol mineur, les phrases de violons s'élèvent en volutes successives. Le but est bien évidemment de m'hypnotiser, mais pour une raison qui m'échappe, le charme ne fonctionne pas cette fois-ci. Peut-être est-ce simplement la fatigue de la fin de semaine qui m'empêche d'aller au-delà d'une écoute seulement analytique. Le retour obsessionnel sur les les cordes à vides sol - ré et les maniérismes de style spectral finissent même par m'agacer légèrement. Le jeu de Jeanne-Marie Conquer est parfait, un peu trop parfait même, il n'y manque peut-être que la fragilité ou la délicatesse dont rêvait la compositrice. Une compositrice dont je suis un grand fan par ailleurs, je vous invite à découvrir par exemple le
Graal théâtre fait figure d'exception parmi une longue série de pièces dans lesquelles je mêle instruments acoustiques et dispositifs électroniques de tous types. Mon point de départ était ici la sonorité délicate du violon et son interaction avec l'orchestre.
Mystère de l'instantchanté par Karita Mattila qui me donne des frissons partout:
Ce concert sera diffusé sur France Musique le 21 mars prochain (et sans doute disponible en podcast à la même date).
Commentaires
Un ami qui nous est commun de courchevel (et qui connaissait la violoniste soliste) a pensé la même chose que toi du concerto de Saariaho, et n'a pas non plus aimé Carter... Ca m'inquiète un peu, si ça se trouve je vais m'ennuyer le soir de la diffusion sur francemusique... Y a pas de raison, j'aime bien Saariaho et Carter, Anderson je connais pas (il me reste à le découvrir !). Patrick dis-moi la vérité : est-ce que ça vaut le coup que je l'écoute, ce concert ?
Eh bien, oui, il faut toujours mieux écouter pour se faire une idée par soi-même.
le béotien que je suis a vraiment aimé ce concert !
la preuve :
http://crochnotes3.blogspot.com/201...
:-)
Merci pour le lien :) Au risque de vous contredire, cher roch, vous n'êtes pas plus béotien qu'un autre: comme chacun d'entre nous, vous avez certainement écouté ou entendu des milliers d'heures de musique dans votre vie (télé, radio, internet, concert, cinéma, etc) ce qui fait de vous un expert aussi qualifié qu'un autre. Et certainement plus qualifié que les journalistes de la presse généraliste ou spécialisée, où j'ai lu plus d'une fois des âneries assez grosses pour me faire sauter au plafond dans les papiers sur la musique d'aujourd'hui. Oui, vraiment, une paire d'oreilles et un peu de curiosité, c'est tout ce qu'il faut pour apprécier la musique, d'hier ou d'aujourd'hui, comme je l'écrivais il y a peu de temps dans ce même blog.
Merci patrick pour ta réponse.
Je suis d'accord avec ton point de vue : écouter soi-même une musique pour se faire une idée de celle-ci. C'est grâce à ça d'ailleurs que j'ai réussi à aimer la musique contemporaine, qu'avant je trouvais trop complexe pour pouvoir l'apprécier à sa juste valeur.
Par contre c'est pas comme ça que je vais finir par aimer la variété... (je sais c'est sans rapport, mais lançons le débat, on ne sait jamais...)
Je n'ai pas non plus été emporté par le Graal Théâtre, alors que j'apprécie habituellement beaucoup Saariaho. Peut-être un problème dans l'interprétation ?
Celui qui m'en parlé m'a dit que ce concerto de Saariaho paraissait avoir été écrit simplement pour la virtuosité,pour laquelle Jeanne-Marie Conquer paraissait s'en sortir trop bien, d'après Papageno, d'où peut-être cette absence d'emportement réciproque : la virtuosité l'emporte sur ce qui nous vient des tripes (musicalement parlant bien entendu !). Après peut-être qu'il ne vaut pas le coup, ou bien il faut l'entendre plusieurs fois pour se faire une meilleure idée ; ou finalement l'apprécier quand il existera une version un peu moins parfaite...
Je l'écouterai à sa diffusion sur francemusique pour me faire ma propre idée ; après j'enverrai un autre commentaire dans lequel je donnerai mon avis, qui sera ou non contradictoire, allez savoir !
Et bravo et merci à Papageno pour ce blog !
FranceMusique annonce le concert le 4 avril dans les lundis de la contemporaine, non plus le 21 mars
Compte-rendu de la diffusion sur FranceMusique du concert
Eh bien oui, je savais que l'opinion de Papageno serait la mienne !
La pièce d'Anderson est en effet très intéressante à écouter, très variée, pas ennuyeuse du tout, bref que des atouts ! tout à fait d'accord avec les remarques sur les différents caractères. D'ailleurs l'après-concert nous montrait quelques autres pièces (Diptyque et Alhambra Fantaisie) de cet élève de l'école spectrale, qui m'ont également séduit.
Pour Carter, je dois dire que j'ai été séduit par la qualité des recherches de couleurs sonores, et aussi la qualité des interprètes, car ça a l'air monstrueusement difficile à mettre en place !! mais quand on compare avec ce qu'il écrivait dans les années 80 (je repense à son concerto pour hautbois, timbales, 4 altos et orchestre), on remarque avec une certaine déception pour quelques-uns qu'il n'y a rien de nouveau, qu'il ne prend pas de risque ! mais enfin ça sonne très bien comme çà, pourquoi s'en priver ? et puis faut se rappeler qu'il est plus tout jeune, le garnement, et que donc il a peut-être plus les moyens d'avancer sur de nouvelles voies...
Quant à Saariaho... J'étais en train de me dire : "C'est tonal ! Mon Dieu !!!". Non , je ne déteste pas le tonal écrit à notre époque ; mais là, grosse déception ! beaucoup de notes pour pas grand'chose dans le discours général de l'oeuvre, certes une interprétation parfaite (qui aura été j'espère la cause des applaudissements) mais pour une pièce qui n'est certainement pas la meilleure de Saariaho... beaucoup trop de cordes à vide et de doublures de dominante...
Enfin, vooilà... A bientôt !
Ca sonne bien Anderson! Le meilleur moment!
Tout le monde a l'air d'accord... c'est presque ennuyeux cette absence de polémique enflammée !
Les polémiques enflammées, faut pas trop que ça arrive, sinon tu vas en incendier quelques-uns parce qu'ils sont allés trop loin... (bonne blague...)
Et puis c'est pas mal non plus d'être d'accord sur un point...