Des Harmonies un peu trop sages

Entendu samedi dernier salle Gaveau, l'intégrale des Harmonies Poétiques et Religieuses de Franz Liszt par Brigitte Engerer (piano) et Daniel Mesguich (récitant).

Commençons par saluer l'initiative de la salle Gaveau: toute une série de concerts d'une heure à 8 euros, c'est idéal pour venir en famille par exemple et la joyeuse bousculade qui se produit à chaque début / fin de concert entre ceux qui arrivent et ceux qui sortent n'est pas sans rappeler la Folle Journée de Nantes auquel le titre de "Folle Nuit" choisi par la salle Gaveau se référait implicitement. Côté réserves, on peut relever la pauvreté de l'instrumentarium: du piano, du piano, et encore du piano. Au besoin à 4, 6, ou 12 mains ! Bon d'accord je sais que la Salle Gaveau est l'un des temples et peut-être même le temple du piano à Paris, mais tout de même.

Embaucher un récitant pour dire les poèmes de Lamartine avant chaque pièce est une excellente idée: Liszt n'a pas seulement emprunté le titre du recueil et celui des pièces à son ami Alphonse de Lamartine: il s'est donné la peine de copier de larges extraits des poèmes qui l'ont inspiré en tête de la partition. L'autre avantage est que les applaudissements sont relégués en fin de concert, ce qui favorise l'immersion dans le cycle. Daniel Mesguich est surtout connu comme metteur en scène de théâtre (et à l'occasion, d'opéra), il m'a donné l'impression de compter davantage sur l'expérience que sur une grande préparation pour dire ces textes magnifiques. Sa voix n'est pas amplifiée, ce que je trouve très bien compte tenu de la petite jauge de la salle Gaveau, mais j'ai entendu d'autres auditeurs se plaindre qu'ils ne distinguaient pas bien les paroles.

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Passons à la musique. On ne présente plus Brigitte Engerer (nous avons parlé dans ce Journal entre autres d'un excellent disque avec les sonates Grieg et d'un autre avec le Via Crucis de Liszt). Ses qualités ne sont pas à démontrer, aussi puis-je avouer sans remords ma relative déception devant ce que j'ai entendu. Il y a chez Liszt une double personnalité: la première est mystique, contemplative, voire sombre et austère; la deuxième est brillante, emportée, fougueuse, et l'a conduit à dépasser, à transcender les limites de son instrument. Ces deux visages de Franz Liszt se combinent dans la très longue et très belle Bénédiction de Dieu dans la Solitude, un sommet absolu de la littérature pianistique qui ne peut se comparer qu'à une poignée d'autres (certaines me viennent en tête comme le mouvement lent de la Sonate Hammerklavier de Beethoven, Corpus Christi en Sevilla dans le cycle Iberia d'Albeniz, ou encore Vers la Flamme de Scriabine). Cette bénédiction débute très doucement par une longue mélodie chantée par la main gauche en Fa # majeur (tonalité divine chez Liszt). Cette mélodie est reprise, développée et variée de telle sorte qu'on arrive après un immense crescendo à un véritable moment d'extase, de frénésie, de transe. Philip Thomson qui a enregistré les Harmonies pour Naxos, écrit de cette pièce qu'elle exige de l'interprète comme de l'auditeur qu'ils abandonnent leur pensée consciente lors du sommet émotionnel de cette pièce. Malheureusement je n'ai rien ressenti de tel: nous sommes restés sur terre. Peut-être est-ce dû à certains choix d'interprétation de Brigitte Engerer: pour construire les crescendos, elle élargit le tempo, semble ajouter des "rit" et des points d'orgue un peu partout. Cela va bien dans le sens du Liszt méditatif mais pas dans celui du virtuose fougueux et passionné. Du coup cette Bénédiction n'est guère plus qu'un long adagio très ornementé, avec de fort belles couleurs.

Les mêmes qualités (et le même défaut) sont audibles dans les autres pièces du recueil: ainsi l'évocation ne manque pas de puissance, mais j'aurais aimé sentir plus d'énergie dans ces fusées typiquement lisztiennes qui alternent avec de puissants accords:

Liszt_invocation.PNG

Pour dire vrai, dans ce type de formules, je préfère entendre un(e) pianiste qui y va à fond la caisse et me fait ressentir un élan irrésistible, même s'il manque quelques notes, plutôt qu'un arpège bien régulier et par conséquent bien ennuyeux.

De même si le début de Pensées des Morts était très prenant en tant qu'illustration de l'Ennui romantique, l'explosion de violence qui suit manquait un peu de violence justement. Et si le glas qui ouvre Funérailles était sombre et menaçant à souhait, la suite de la même pièce était plus conventionnelle.

En résumé, de belles couleurs, une maîtrise parfait de bout en bout, mais une vision un peu trop méditative, un Liszt un peu trop installé à mon goût. Où est le petit grain de folie qui change tout ?


Commentaires

1. Le lundi 22 novembre 2010, 15:53 par Azbinebrozer

« Je préfère entendre un(e) pianiste qui y va à fond la caisse et me fait ressentir un élan irrésistible, même s'il manque quelques notes, plutôt qu'un arpège bien régulier et par conséquent bien ennuyeux. »
Lire ceci de la plume d'un musicien professionnel c'est, je trouve, rassurant !
Je ne connais pas grand chose de Liszt excepté « Les années de pélerinage » que j'aimais beaucoup. C'est plutôt le versant sombre de Liszt ?

Une petite pointe ironique avant une question très naïve.
Peut-on vraiment illustrer l'énergie d'une fusée à partir d'un mouvement descendant ? ;- )
Pardonnez cette petite taquinerie, c'est l'occasion pour moi de poser très sincèrement une question très naïve : la répétition assez systématisée de mouvements descendants produit-elle dans l'ensemble le même effet psychologique que la répétition assez systématisée à ces mouvements ascendants ? La répétition de mouvements descendants même fougueux tirant vers le grave ne produit-elle pas une impression sombre, moins brillante ?

(pour tout vous dire cette question me vient de ma comparaison assez hasardeuse ici, entre John Adams et le popeux Sufjan Stevens. Il me semble que la naïveté, le côté 1er degré, cet élan parfois illuminé de leur musique pourrait aussi venir du recours très systématique de ces mouvements ascendants, qui plus est dans une musique requérant souvent la répétition ?... Mais je crois me souvenir que vous n'êtes pas amateur de John Adams, et peut-être ne recourt-il pas plus qu'un autre à cet effet ?)

Votre avis néanmoins ?

2. Le lundi 22 novembre 2010, 18:04 par Jean-Brieux

"Côté réserves, on peut relever la pauvreté de l'instrumentarium: du piano, du piano, et encore du piano."

de l'alto, de l'alto, et encore de l'alto ;-)

"pour construire les crescendos, elle élargit le tempo, semble ajouter des "rit" et des points d'orgue un peu partout"

très bonne compositrice donc.

3. Le lundi 22 novembre 2010, 21:50 par Papageno

@Azbinebrozer: le passage que j'ai cité dans "Invocation" est un mouvement ascendant, la cascade de triolets descendants n'en sont que la conséquence. Pour moi la fusée, ce qui jaillit, ce sont les quatre premières notes très énergiques et optimistes (notez le rythme pointé). Vos remarques sur les mouvements ascendants et descendants sont très justes, on en trouvera de nombreux exemples sans même sortir du cahier des Harmonies.

@Jean-Brieux: non, je parlais de l'interprétation, les points d'orgue en question ne figurent pas sur la partition. En gros, il n'y a que 3 manières de faire un crescendo: 1) augmenter le volume (mais on est limité par l'instrument) 2) faire semblant d'augmenter le volume en accélérant 3) faire semblant d'augmenter le volume en élargissant le tempo. Le choix entre 1, 2 et 3 (et leurs combinaisons) dépend de la pièce et aussi de ce qu'on veut en faire.

PS: sauf que l'alto c'est bo

4. Le lundi 22 novembre 2010, 22:47 par Jean-Brieux

@Papageno

La façon la plus sûre pour augmenter le volume est de jouer piano. Cela paraît contradictoire mais si on y réfléchit de plus près...

Ma deuxième remarque était ironique. Je parlais aussi de l'interprétation, qui semble en ajouter tellement qu'il en résulterait une composition neuve.

moi ossi je pense ke l'alto cé bo.

5. Le mardi 23 novembre 2010, 09:14 par Azbinebrozer

Merci Papageno.

Hier soir au New Morning, cela fusait aussi pas loin de la rue du paradis. Pat Martino offrait le meilleur cocktail guitare jazz actuel à recommander aux esthètes du classique qui circulent ici.
"brillante, emportée, fougueuse" pourraient être aussi les adjectifs pour décrire le déferlement d'énergie cool, à peine une pointe funky et un enchantement harmonique.
Comment être cool et savant ? Difficile... et Pat comme tous les jazzeux biaisent et comme souvent les guitaristes fait de la géométrie :
http://jackguitar.com/linear-expres...

http://www.youtube.com/watch?v=1GcW...

6. Le mardi 23 novembre 2010, 22:13 par Papageno

Merci pour le lien ! Quelle belle énergie, en effet. Je ne connaissais pas cet artiste. Il y a tant de choses que j'ignore... le gouffre béant de mon ignorance m'effraie un peu plus chaque jour.

7. Le mercredi 24 novembre 2010, 00:38 par raph

Je connaissais pas cette pièce de Liszt elle est géniale ! et le Scriabine est incroyable aussi

merci patoche :)

8. Le mercredi 24 novembre 2010, 21:39 par Azbinebrozer

"Il y a tant de choses que j'ignore"...
Pour vous Papageno, cette histoire que j'adore, celle de l'ignorance et de la connaissance essentielles, retrouvées.

Un jour victime d'une grave maladie, Pat Martino doit être opéré du cerveau. Il perd alors complètement la mémoire. Autrefois grand maître, il ne sait plus jouer de guitare.
Il réapprend alors peu à peu, patiemment et se met à travailler son style en écoutant ses propres disques, en relisant ses écrits sur la musique !...
Et c'est ainsi qu'il est redevenu lui-même !

Bon ce n'est pas tout cela, c'est que je n'ai pas eu moi la délicatesse d'aller finir d'écouter cette œuvre de Liszt. Il m'y attend bientôt tout entier en moi.

A chaque jour un peu de l'autre en soi.
Merci pour votre blog.