Piano, Lego, et numérisation de la voix

Dans un de ses romans, Microserfs l'écrivain américain Douglas Coupland défend l'idée que le lego, avec ses petites briques carrées, monochromes et parfaitement lisses, a préparé les enfants de sa génération à un monde digital, où tout se réduit à des carrés, des pixels, des séries de chiffres: texte, musique, peinture, cinéma mais aussi sentiments, vie sociale, érotisme...

Se pourrait-il que les instruments à clavier, et tout particulièrement le piano moderne, aient joué un rôle similaire en préparant les esprits et surtout les oreilles à la musique numérique et numérisée d'aujourd'hui ? Jugeons-en:

  • Une grille uniforme de 12 demi-tons égaux. Le seul intervalle juste étant l'octave (dont les accordeurs de pianos vous diront d'ailleurs qu'elle est un peu étirée pour mieux correspondre au timbre légèrement in-harmonique de l'instrument).
  • Pas moyen de faire des glissandos, des micro-intervalles, ni même du vibrato.
  • Une attaque claire et nette du son, sur le mode 1 ou 0, On / Off
  • Un design en noir et blanc, très binaire lui aussi
Certains trouveront que je fais une rechute de mon allergie eu piano mais ce n'est pas le cas: on m'accordera au moins que les instruments à clavier ont joué un rôle prépondérant dans ces grandes simplifications qui ont contraint la musique occidentale durant trois siècles au moins tout en étant de formidables levier pour l'inspiration des compositeurs: la réduction des modes à deux (majeur / mineur), et de tous les sons possibles aux douze demi-tons qui forment le "total chromatique". La notion même de total chromatique suggérant qu'il n'y a pas d'autres sons musicalement intéressants que ceux du catalogue.

Le piano peut-il vraiment reproduire tous les sons de la nature, ou bien au minimum tous les sons qu'on voudrait utiliser pour faire de la musique ? Bien que la réponse intuitive me paraisse être non, bien évidemment elle est plus souvent "oui" ou "oui, enfin presque" pour la plupart des pianistes. Le piano, selon la formule de Messiaen, est à la fois son propre timbre et celui de tout les autres instruments... c'est au moins ce que ressentent les pianistes, qui ont peut-être pris l'habitude d'imaginer une flûte, un basson ou un choral de trombones en jouant tel ou tel passage. Dans quelles limites le piano peut-il jouer ce rôle universel ? Une partie de la réponse nous est apportée par le compositeur Peter Ablinger qui a enregistré la voix d'un enfant, puis calculé à l'aide d'un ordinateur une partition pour piano mécanique destinée à reproduire cette voix. Une sorte de compression MIDI si l'on veut, un procédé de numérisation qui utiliserait le piano mécanique et au lieu d'une chaîne hi-fi pour restituer le signal.

Le résultat à l'oreille ? Sans les sous-titres on aurait le plus grand mal à reconnaître les paroles. Beaucoup de commentateurs sur Youtube trouvent effrayante la voix qui sort du piano. Pour ma part je la trouve juste horriblement laide. La noble cause de l'environnement a déjà été défendue par des voix infiniment plus convaincantes...

Commentaires

1. Le mardi 20 octobre 2009, 21:54 par DavidLeMarrec

Bonsoir Patrick. :)

Concernant les limitations introduites par le clavier dans la composittion même, ça me paraît une évidence : effectivement, lorsque Busoni a voulu introduire un système microtonal, il s'est arraché les cheveux pour imaginer une nouvelle disposition ergonomique du clavier. Et nul doute que ça en a freiné beaucoup.

D'autres compositeurs, comme Bruno Mantovani il me semble, sont obligés d'introduire plusieurs pianos dans l'orchestre pour pouvoir avoir plusieurs accords microtonaux distincts.

Après ça, la mécanique du piano et le raffinement atteint dans l'art d'en jouer est tel que son son un peu neutre peut effectivement susciter l'imagination. Comment ? Tout simplement parce qu'on peut jouer un grand nombre de notes simultanément, chacune avec une intensité différente, comme dans un orchestre.

Après, dire qu'on identifie la clarinette plutôt que le hautbois, oui, c'est possible, mais même avec les voix humaines il y a du débat, alors avec du piano, on imagine bien que l'imagination... Mais on peut suggérer certaines choses, ça se travaille.

2. Le jeudi 22 octobre 2009, 22:48 par Papageno

Oui, bien sûr, on peut faire de la musique avec un piano, ai-je dit le contraire ? ;-)

Ce que vous écrivez sur l'imagination est intéressant au plus haut point. Le suivi d'une ligne mélodique au piano est un peu comme le suivi du contrepoint dans une fugue pour violon seul de Bach: il requiert une certaine dose d'imagination et de mémoire musicale chez l'auditeur ! Un piano ne peut pas vraiment chanter, ni un violon seul nous faire entendre quatre voix: mais l'habileté des compositeurs et des instrumentistes pour arriver à nous persuader du contraire est sidérante.

Salutations au passage à tous les pianistes qui lisent ce blog et gros bisous à ceux et celles avec qui j'ai eu et j'ai encore le grand plaisir de jouer en musique de chambre.