L'Harmonie selon Schoenberg
Par Patrick Loiseleur le lundi 22 juin 2009, 22:40 - Livres - Lien permanent
Le traité d'harmonie d'Arnold Schoenberg a été récemment réédité dans la traduction française de Gérard Gubisch, Il y a quelques mois encore il fallait la lire dans la traduction anglaise de R. E. Carter (curieusement intitulée Theory of Harmony) ou encore en version originale, en allemand.
On a tendance à l'oublier, mais Schoenberg a écrit de la musique tonale quasiment toute sa vie, et s'est montré attaché à la forme et à la tradition plus que tout autre, en dépit de sa réputation méritée de dynamiteur de la musique post-romantique allemande. Ce traité d'harmonie, qui se veut au départ une méthode (Harmonielehre) est aussi l'occasion d'affirmer des conceptions très personnelles mais très stimulantes intellectuellement.
La conception de l'harmonie qu'il rejette vigoureusement est celle qui voudrait qu'il n'y ait qu'une seule harmonie, que celle-ci procéderait naturellement des propriétés physiques du son (comme la consonance) et d'une notion universelle et intangible du Beau. C'est un point de vue aujourd'hui encore très répandu chez les professeurs d'harmonie et de contrepoint, surtout chez les moins brillants, qui appliquent les « règles » de préparation de la 7e ou d'évitement des quintes parallèles sans jamais chercher à justifier ou à questionner leur origine. Ce que démontre Schoenberg avec force détails, c'est que l'harmonie telle qu'on l'a pratiquée de 1600 à 1900 environ en Europe comporte certes des éléments tirés de la consonance acoustique, mais d'autres qui sont purement conventionnels et relèvent de choix collectifs validés par la tradition mais que d'autres choix tout aussi valides et compatibles avec les lois de l'acoustique auraient été possibles. Ainsi il montre que les rencontre entre les partiels justifient que la résolution naturelle de la sixte-et-quarte (sol do mi) sur l'accord de dominante (sol si ré), mais que le traitement qui lui est réservé, le type de préparation et de résolution qu'on trouve dans les cadences traditionnelles qui ont fini par tourner au poncif (Debussy dénonçait « l'odieuse sixte-et-quarte ») sont purement conventionnels.
C'est avec un certain plaisir, après avoir pratiqué l'harmonie scolaire et évité les quintes parallèles comme un gamin ayant peur de se faire taper sur les doigts, ou au contraire enchaîné les accords parallèles avec le petit frisson de celui qui brave l'interdit, qu'on apprend que la règle des quintes parallèles n'a rien d'absolu; qu'elle n'a pas toujours existé; que son importance a évolué dans le temps; qu'elle a été ignorée par des compositeurs aujourd'hui placés parmi les plus grands; que si elle est tout à fait recommandable pour écrire un choral ou une fugue dans le style de Jean-Sébastien Bach, le même Jean-Sébastien Bach usait de cette « règle » comme des autres avec la plus grande liberté, en gardant l'oreille pour seul guide.
Parce qu'elle aide à prendre du recul, parce qu'elle explique sans jamais asséner de vérités toutes faites, parce qu'elle est pédagogique mais pas scolaire, cette Harmonie selon Schoenberg forme non un remplacement mais un salutaire complément à l'enseignement scolaire de l'harmonie. Quiconque a souffert sous la férule d'un professeur d'harmonie despotique, autoritaire et étroit d'esprit – et ils le sont tous, ou bien ils le deviennent – accueillera les explications du professeur Schoenberg avec une reconnaissance émue. Et se sentira plus libre d'apprécier aussi bien la musique tonale que celle qui cherche d'autres chemins.
(certains lecteurs auront remarqué que le titre de cet article est un clin d'oeil à l'Harmonie selon Lamartine)
Commentaires
"l'harmonie telle qu'on l'a pratiquée de 1600 à 1900 environ en Europe comporte certes des éléments tirés de la consonance acoustique, mais d'autres qui sont purement conventionnels et relèvent de choix collectifs validés par la tradition mais que d'autres choix tout aussi valides et compatibles avec les lois de l'acoustique auraient été possibles"
C'est intéressant comme approche et difficile pour les néophytes comme moi. Mais cela nuance le débat sur l'aspect "culturel" ou "universel" (lois acoustiques) de la musique occidentale.
Peut-on dire que le dernier Schoenberg en organisant le sérialisme, confronté à l'avancée de "l'anarchie atonale", a lui-même en partie occulté cette lecture ?