L'art de la répétition ('In C', de Terry Giley)

L'art de la répétition est inséparable de celui de l'assemblage des sons. Ecrire de la musique est avant tout choisir où, quand et comment on va répéter les idées rythmiques, mélodiques et harmoniques. On pourrait écrire une histoire de la musique en décrivant uniquement la manière de chaque compositeur et de chaque époque pour se répéter. Nous n'allons pas refaire l'histoire de la musique dans ce billet, mais on peut donner quelques exemples:

  • Dans la chanson populaire ou savante, le refrain est toujours répété une ou plusieurs fois. Nous laisserons à David Le Marrec le soin de faire la classification complète (rondo, lied strophique, thème et variations, forme ABA, AABA, ABACA, etc)
  • Le contrepoint, le canon et la fugue sont des principes de répétition, comme on peur le voir dans le choeur final de la messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach dans une version très originale et didactique:
  • Le développement beethovénien est lui aussi basé sur la répétition de motifs simples, comme le célèbre pom-pom-pom-pom de la cinquième symphonie:
  • Enfin, il faut mentionner ceux qui ont une sainte horreur de toute forme de répétition, comme Anton Webern:

En quatre cents ans de musique occidentale, il semblait donc que toutes les manières de se répéter ou de ne pas se répéter avaient déjà été explorées lorsqu'en 1964, Terry Giley composa In C  (En Do majeur), une oeuvre généralement considérée comme fondatrice de la musique minimaliste répétitive américaine. C'est pourtant bien quelque chose de tout à fait nouveau qui va sortir de ce qui n'était qu'une expérimentation au départ, et une oeuvre de circonstance écrite en quelques jours pour clôturer un festival en permettant à tous les musiciens de jouer ensemble.

De quoi s'agit-il ? Le plus simple, même ceux qui ne savent pas lire les notes, est de regarder la partition, qui tient en une page. Elle comporte 53 motifs de longueur inégale. Chaque musicien, qui démarre quand il le souhaite, doit jouer chaque motif autant de fois qu'il le veut, avant de passer au motif suivant. La notice précise que les musiciens peuvent aussi observer des instants de silence. La seule consigne est de ne pas revenir en arrière et bien sûr le plus important est d'écouter les autres musiciens pour interagir avec eux. Le nombre idéal de musiciens est 35, mais on peut jouer In C sur tous les instruments et avec presque tous les effectifs. La durée peut varier d'un quart d'heure à 3 heures, selon l'inspiration...

D'accord pour le concept, me direz-vous, mais qu'est-ce que cela donne à l'oreille ? On trouve un certain nombre de versions sur YouTube, certaines bien meilleures que d'autres, ce qui prouve que pour cette musique comme pour toute autre la qualité de l'interprétation n'est pas un paramètre secondaire. La version qui a ma préférence est le premier enregistrement réalisé pour le disque:

Mes impressions d'écoute:

  • ça sonne étonnamment bien !
  • bien joué, avec des musiciens qui s'écoutent entre eux, ça n'est pas ennuyeux du tout
  • on distingue des textures sonores qui se tranforment progressivement, avec de temps en temps un soliste qui se dégage
  • c'est beaucoup plus original et inventif que toute l'oeuvre de Philippe Glass et consorts que je trouve à mourir d'ennui
  • ça fait complètement exploser les barrières traditionelles entre musique écrite ou improvisée, savante ou populaire, tonale ou atonale (la couleur harmonique initiale est do majeur mais elle ne cesse de se transformer ensuite)
C'est un vrai chef-d'oeuvre qui a connu immédiatement un grand succès mais n'est pas si connu que ça de notre côté de l'Atlantique. Aux Etats-Unis il est fréquent de jouer cette pièce à l'école en classe de musique, ce qu'on ne fait pas en France à ma connaissance.

Pour approfondir, on peut visiter le site de Terry Giley, lire l'article qui lui est consacré sur Neosphères, ou encore la série d'interviews (en anglais) consacrées à In C sur le site du Kronos Quartet qui a fait partie des créateurs en 1964 et entretenu une longue relation avec le compositeur.

Commentaires

1. Le lundi 11 mai 2009, 21:25 par Azbinebrozer

On avait évoque cette question il me semble. Je n'ai pas pu réécouter pour confirmer mais on pourrait ajouter des oeuvres du début du XXème siècle influencé par les musiques produites en Europe lors d'Exposition universelle, notamment la musique balinaise. Quelle est donc cette oeuvre de Satie au motif répété sans limite imposée ? Je ne me souviens plus. Même le prélude des Gurrelieder intègre très curieusement un court motif répétif dans un début d'oeuvre pourtant encore tout en progression harmonique wagnérienne.. L'Europe va en partie oublier cette répétition pour celle effectivement de la série. En 1964 le free-jazz modal explore parrallélement à Riley la boucle et le souffle circulaire (sous l'influence de l'Indes et autres...)

N'est-ce pas de culture extra-européenne que vient l'approche de la répétition de Riley ?

Petites propositions sur l'esthétique de la boucle de l'onde, de la répétition... ;- )
Les cultures issues des religions du livre exposent un développement celui qui va de la tonique à la tonique du paradis au retour de Dieu sur terre. Une esthétique du développement, notamment celui du sujet.
Beaucoup de culture extra-européenne ont une conception du temps comme répétition du même sous une autre forme. La musique est comme ce mouvement circulaire du cosmos. On lisait sur la musique que Riley produisait plus tard à l'orgue : on aperçoit un ciel avec quelques nuages, 20mn plus tard on a l'impression de voir le même ciel mais ce n'est plus le même.

Dans la musique populaire cette esthétique pointe à la mort du mythe de la révolution de la contre-culture (pas de paradis), après le punk dans les années 80 pour déboucher sur la dance, l'électro, la techno... Mais l'occident s'approprie la boucle moins comme onde cosmique que comme onde d'un corps/machine.

2. Le mardi 12 mai 2009, 13:02 par Papageno

L'oeuvre de Satie est "Vexations", j'y consacrerai certainement un billet car il y a beaucoup de choses amusantes à dire dessus.

3. Le mercredi 13 mai 2009, 19:05 par DavidLeMarrec

Merci pour ce point. :-)

J'aime bien Riley, mais le problème est que c'est franchement pénible à écouter. Je n'y sens pas la vacuité de Glass en effet, mais finalement, ce dernier s'écoute mieux.

[Et si j'avais plus de Bach comme ça, j'en écouterais plus souvent.]

4. Le jeudi 14 mai 2009, 11:22 par Azbinebrozer

Merci Patrick pour l'info Satie.
effectivement, je n'avais pas eu le temps de lire le texte sur Néosphères qui évoquent les influences de Riley.

Concernant Riley et ses "disciples" Glass, Reich, il y a une différence d'état d'esprit dans leur musique.
La musique de Riley est encore très extra-européenne. Elle est beaucoup plus "statique" et tournée vers la méditation. Une pluie de notes répétées plutôt qu'un motif mélodique. Il s'agit d'un mode d'écoute assez différent des modes d'écoutes occidentaux.
La musique d'un Glass offre plus l'illusion d'une action, car même s'il y a répétition on a affaire à un motif mélodique plus affirmée qui donne la sensation qu'on avance quelque part. C'est peut-être moins "pénible" mais effectivement un sentiment de vacuité pointe très vite devant la naïveté du chemin suivi.

Deux postures dans la répétition ?
- la position de la méditation sous l'arbre.
- la posture de la roue qui tourne et se donne l'illusion d'avancer sur la route ! ;- )
Et sinon sortir de la répétition et reprendre la posture de la progression, du développement, harmonique occidentale avec ses cadences !